AVENIR Existe-t-il un avenir professionnel pour les infirmes de l’expression? Une douloureuse question sociale posée dans le chapitre 8 de TRAPPES. Avec, toujours, Ludovic Dabray et Joël Cerutti aux manettes. Qui a rédigé la prose du jour? A vous de le deviner…

8.

C’est en remontant la rivière qu’on apprend le sens de l’eau

– Comment ça, je suis cocu ?

Gérard quittait l’hôpital avec l’espoir d’une période d’adaptation à sa nouvelle condition d’infirme. Il avait déjà imaginé aller faire ses courses dans un autre quartier que le sien afin de ne pas se fâcher avec Madame Thirion, la boulangère, une sainte femme qui avait le tort de ne pas être gâtée par la nature. Pendant quelque temps, il aurait acheté son quotidien dans un autre bar-tabac, pour que toute la file d’attente qui stagne d’habitude chez Monsieur Loribouchon ne le prenne pas en grippe.

Mais voilà que la pire rencontre se présentait à lui et qu’il n’avait pas pu s’empêcher d’imaginer que son vieil ami Olivier était passé à deux doigts du cocuage en bonne et due forme dans ses propres appartements.

– Comment ça, je suis cocu ? répétait l’horloger visiblement envieux de clarifier sa situation matrimoniale.

– Mais oui, Olivier, je pense ça chaque fois que je vois ta femme.

– Pourquoi me dis-tu que, si ça se trouve, c’est déjà arrivé qu’elle me trompe ?

– Je n’ai pas dit ça, j’ai dit que ta femme est belle et que tu as bien de la chance.

– Sauf que tu viens de me dire qu’elle avait probablement un amant et qu’elle avait bien raison.

– Mais non, tu as mal compris. Tu es un peu susceptible, tu sais.

Gérard avait pensé aussi qu’Olivier ne recevait que la monnaie de sa pièce, mais son ami avait subtilement éludé cette partie du message.

– Pas la peine de me traiter d’abruti. Écoute, il y a certainement quelque chose qui ne tourne pas rond chez toi et je me demande si les médecins ont bien fait de te laisser sortir.

– Il faut que j’aie un entretien en tête à tête avec Brigitte, il en va de notre amitié !

– Évidemment, moi, je ne suis pas foutu de comprendre que j’entends tout ce que tu penses.

– Oui, c’est ça le problème. Mais il faut que j’en discute avec ta femme. C’est déjà assez difficile de parler avec une personne à la fois, avec deux, c’est devenu impossible. Je t’en supplie, Olivier, laisse-moi en seul avec Brigitte, juste cinq minutes !

– Bon, d’accord, j’y vais. Je t’attends dans la voiture mon amour.

– J’arrive tout de suite, croit utile de préciser la belle.

– Oui, je sais, j’ai compris, bon débarras, s’exclame Olivier en s’emportant, dans les deux sens du terme.

Voici Brigitte et Gérard enfin seuls. Ils se sont réfugiés dans un coin de la salle d’accueil. Il n’a pas eu besoin d’indiquer à son interlocutrice ce qu’il attendait d’elle. Finalement, cela pouvait présenter des côtés pratiques cette maladie. Il suffisait d’y penser.

– Ça tourne dans ta tête, n’est-ce pas Gérard.

– Pourquoi dis-tu ça ?

– Parce que depuis qu’Olivier est parti, je ne comprends plus rien à ce que tu me racontes. Comme si tu parlais de plusieurs choses en même temps. Comme si ta voix se superposait à ta voix, à l’infini, comme quand on se regarde dans des miroirs se faisant face. C’est quoi au juste, le problème, à part que tu as une folle envie de conclure ce que nous avons commencé l’autre jour, mais que ce ne serait pas prudent ?

– Brigitte, je suis dans la panade jusqu’au cou. J’ai chopé un truc, une maladie orpheline, qui fait que je pense tout haut. En fait, ce que je pense, tout le monde l’entend. Je n’ai pas besoin d’articuler les mots. Tu as vu l’effet que ça produit quand je pense à plusieurs choses en même temps. Ce qui s’est passé l’autre jour chez toi, je suis incapable de le cacher à ton mari.

– À t’en croire, tu recommencerais volontiers ! Ça m’amuse de savoir que je t’excite, y compris dans le hall d’un hôpital ! Pour moi, la suite du programme de l’autre jour, c’est quand tu veux.

– Oui… enfin non ! Il ne faut pas ! Tu es belle et tu me plais, ce n’est pas ça le problème. Le problème, c’est ton mari.

– Tu es en train de me dire que c’est un imbécile et qu’il n’a que ce qu’il mérite, il faudrait savoir.

– Brigitte, je t’en supplie, ne tiens compte que de ce qui sort de mes lèvres, sinon, ce n’est pas possible de communiquer.

– C’est gentil de me faire une aussi belle déclaration d’amour, c’est touchant, émouvant, même.

– Mais je ne t’ai pas fait une déclaration d’amour.

– Ben si !

– Quand ?

– Là, à l’instant.

– Non ! Brigitte, je vais devenir fou ! Tu vas rejoindre Olivier, tu vas lui raconter que j’ai fait une rechute dans le hall, qu’on m’a emporté sur une civière et que les visites sont à présent interdites. Tant que je ne suis pas guéri, il faut que nous ne nous voyions plus. Et quand j’irai mieux, nous reprendrons des relations normales entre un couple d’amis et un homme célibataire. Dès que vous serez partis, je rentrerai chez moi parce que dans cet hôpital, ils ne veulent plus me soigner. Je viens de balancer à la figure du pharmacien les médicaments qui m’ont été prescrits. Rien que des trucs pour m’abêtir. Je vais essayer de survivre en espérant une guérison miraculeuse. Les cas avérés sont peu nombreux, mais les rémissions sont inexistantes.

– Mais tu vas vivre comment ? Avec quels moyens de subsistance ? Tu ne peux pas exercer ta profession dans cet état-là. Dans ton métier, c’est impensable !

(à suivre)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *