LA MORT DU RAIL   S’offrir un petit train à vapeur personnel comporte quelques surprises… Que l’on vous laisse découvrir dans ce chapitre, qui n’emprunte aucune voie de traverse, et vous paie un aller simple vers un certain plaisir morbide. Mais si, mais si!

51.

Tchoo tchoo hold on the line
Standing in a rain
I’m waiting for you honey
Tchoo tchoo hold on the line
Painting on a dream
I’m gonna get you honey

Tiré de « Tchoo Tchoo », interprété par Karen Cheryl, chanteuse-philosophe (fin du XXe siècle)

La première fois qu’il avait vu un train, cela remontait aux années trente. En rase campagne où pas une colline ne poussait. André Zagolin devait avoir dans les 48 mois, il avait pris la clé des champs, celle qui ouvre la serrure de toutes les libertés. Au loin, le panache de la vapeur annonçait une bestiole métallique, écumante, graisseuse, belle. Il avait grave kiffé sa race devant la locomotive qui traçait sa voie vers une proche gare.

Plus vieux, lorsque son génie de la finance avait alourdi ses comptes (of course) en banque (offshore), il s’était offert ses joujoux de vieux gosse.

Son train à vapeur, construit à échelle moyenne, se tortillait dans les méandres et jalons géographiques de sa vaste propriété. Il y baladait ses enfants, ses petits-enfants. Systématiquement.

Pour sa famille, la ration de tchou-tchou tenait du rite dominical. Après le gigot, plus ou moins arrosé d’un grand cru, André se réjouissait. Sa phrase fétiche : «Et si on se mettait au charbon?» remportait l’adhésion de toute sa descendance soucieuse d’être toujours couchée sur son testament. «Oh oui, oh oui!» lui répondait sa marmaille en une joie factice de vrais faux culs. Contre la vaste villa se pressait un hangar, sorte d’atelier d’entretien d’où émergeait, une fois la chaudière alimentée, la locomotive et ses petits wagons.

Préparer la machine nécessitait un certain temps. Seul l’Ancêtre – André Zagolin – avait le droit de mettre le convoi en branle. Le reste de la famille attendait des plombes que les portes s’ouvrent. Elle se devait d’applaudir devant la majesté écumante de l’engin qui avançait vers eux. Ils étaient tous bons pour se farcir un tracé dont ils connaissaient la moindre traverse, le plus petit gravier.

Le convoi avançait à une vitesse pachydermique qui n’était pas sans évoquer celle des interludes «Le petit Train de la Mémoire», diffusés voici un demi-siècle par l’ORTF. Après deux heures de pérégrinations ferroviaires, la famille Zagolin repartait vers ses divers foyers, les restes du gigot emballés dans un papier d’alu.

Ce dimanche-là, le rituel dérailla. Un peu à cause de viande froide.

Les portes du hangar basculèrent et quelques membres de l’audience basculèrent à leur tour. Dans les pommes.

Plantée entre la cheminée et les pistons, en tête de loco, se découvrait celle d’une dame dans la trentaine. Cheveux à la punk, le regard vitreux d’avoir passé quelques semaines dans un congélateur de 400 litres. Des gouttes perlaient à la base du cou, proprement sectionné.

Albert de Weinbrouck se pointa dans les plus brefs délais sur les lieux.

Bien avant la Forensique, souvent à la bourre, surtout un dimanche soir.

André Zagolin – qui ressemblait à un Père Noël anorexique – avait la barbe blanche «bloblotante», le menton qui tremblait, signes précurseurs de grandes eaux. Derrière eux, la locomotive au repos exhalait ses humeurs.

– Bon avant que vous ne chialez comme un paquet de madeleines, vous me confirmez que vous n’avez rien vu avant de faire avancer la machine.

– Je rentre directement par une porte arrière, je mets le charbon, j’attends que ça monte et je sors… Je ne contrôle jamais l’avant… Mon Dieu, mon Dieu…

– Vous pourriez faire sortir complètement le convoi ?

Zagolin monta, libéra les leviers adéquats, par bête réflexe tira le cordon qui déclencha le sifflet – «tooouuuttt-touuuttt» – et les autres wagons sortirent dans la nuit.

Se présenta ce que le commissaire avait pressenti.

Dans les wagons, bien rangées, gisaient sur les banquettes en bois, une collection de membres. Bustes, bras, jambes apparurent dans des volutes de brouillard artificiel.

Derrière Albert de Weinbrouck, les voitures de la Forensique, trahies par l’intermittence bleue de leurs gyrophares, se garaient.

Le commissaire, stoïque, chantonnait :

– Reeetttiiieeennnssss la nuit…

Il savait qu’elle allait être longue.

Réglée sur la fréquence de la police, l’Autre Dieu ouït le chaos des ondes.

Il ouït et il était content.

Le Premier Jour, il s’était forgé son monde. Le Second, son univers s’était laissé absorbé par un Trou Noir. Il l’avait généré. Lui. Pas eu le choix.

Il était son Créateur et son Destructeur. Ils voulaient que les Autres en profitent au Troisième Jour. Que le poulet court devant la tête tranchée, que le flic tique, que le pandore dort face aux indices. Telle était sa volonté et il s’avouait encore plus content qu’au début du paragraphe. Il se pourléchait les babines. Trouver la provenance exacte des cadavres leur prendrait des jours et des jours. Lui, l’Ordonnateur des Pompes Funèbres carburait comme un ordinateur méthodique. Avec quelques équations d’avance et quelques dérives dans ses fonctionnalités mentales. Dingue ? Sans grain de folie comment voulez-vous que poussent les mauvaises herbes dont il se réclamait. L’Autre Dieu cultivait un jardin intérieur où sévissaient racines et pissenlits. Il coupa sa radio. Il prit un ticket de parking pour sa voiture dont il régla par avance le droit de stationner durant deux heures.

Il s’engagea dans l’allée de l’hôpital psychiatrique.

Celui où Brigitte était soignée. Le Quatrième Jour commençait.

(à suivre…)

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