CADAVRES PEU EXQUIS Et voilà que l’on retrouve des morceaux de cadavres peu exquis dans tous les appartements des héros de TRAPPES… Un puzzle funèbre offert par Joël Cerutti et/ou Ludovic Dabray.
47.
Mieux vaut mourir en une pièce, cela évite les enterrements en viager.
Charles savait quand Gérard lui planquait des vérités inavouables ou lorsque quelque chose le turlupinait. Les signes ne trompaient pas. Un regard qui se tire aux fraises. Des absences dans la discussion. Ces petites nervosités entre amis insufflaient de légères tensions, vite désamorcées. Après tout, il parlerait lorsque cela lui semblerait opportun.
A un moment, sur les hauteurs, il avait failli lui donner une leçon d’intrigue. Des personnages aux petits oignons qui reviennent dans une huile vierge pour exhauster la saveur de leurs caractères. Puis relier les fils de l’intrigue comme des spaghettis al dente. Entre deux, cuisson lente pour que les tensions montent et les sucs se libèrent par les vertus des épices. Et puis non. Qui était-il, lui, pour se poser en théoricien de la ponte ? Il avait déjà assez de peine pour dénicher des poules aux œufs d’or, des clients qui le mettent en pool position dans la rédaction de papiers alimentaires. Gérard se débrouillait bien mieux, surtout avec son mandat de Crisis Conceptor.
Devant la gare, Charles tira derrière lui ses deux valises. Une grande partie de son monde roulait derrière lui. Ses vêtements traînaient peu de temps sur les cintres. Il les repassait avec une méticulosité destinée au pliage. Dans une vie de steack haché, il passait d’un étal à l’autre, attendant que le destin le fixe définitivement. Il avait un point de chute, un simple deux pièces où il atterrissait. Cela dépendait de comment le vent soufflera et où il repartira, comme le chantait l’autre, quand il avait plus de coffre.
Charles puisa, dans sa veste en cuir noir élimé, un jeu de clés que n’aurait pas renié un gardien de prison. Le métal s’entrechoqua, la serrure coulissa et céda. Une odeur pernicieuse, odieuse, infecte, qui marque les sinus de façon indélébile frappa à jamais ses sinus.
Brigitte s’était mise en mode automatique. Zombie avec rimmel, elle se rapatriait dans ses quartiers. La tête de son mari ne sortait pas de la sienne… Elle savait, par vagues, que cela hanterait des cauchemars futurs. Elle anticipait les heures de thérapies dans la déculpabilisation. Elle n’ignorait pas la réalité.
Qu’importe les filtres, elle se réveillerait, des nuits, en froides sueurs, poisseuse de rêves noirs, tressautant dans son lit en quête d’une vraie réalité.
Rien ne serait évident dans les heures à venir.
L’appartement lui rappellerait des souvenirs en commun. Même si elle s’était éloignée d’Olivier, les objets dégageraient les vibrations des souvenirs, du partage. Ils seraient associés à l’atrocité de la pendule. Cela rythmerait chaque réminiscence.
Des nausées adoptèrent le flux et le reflux dans le fruit pourri de ses entrailles. Les morts douces marquent, les décès violents traumatisent. Comment se reconstruire ? Brigitte n’avait aucun plan de résilience primaire ou secondaire. Elle voulait juste crever d’un décès momentané, le sommeil. Elle ne se garantissait pas de le trouver malgré une fatigue nerveuse légitime. Il existe des séquelles après un interrogatoire mené par Albert de Weinbrouck… Le code de son appartement entré – en plus la date de leur mariage ! – le badge qui permet d’utiliser l’ascenseur – réclamé durant des mois par Olivier pour renforcer leur sécurité – les deux clés qui libèrent les pennes, Brigitte put entrer au 3e étage.
Lumière allumée par son mouvement. Un truc clochait. Un intrus parasite dans le cocon. Ignorant presque des effluves ignoblement douceâtres, Brigitte entra dans la chambre à coucher. Elle vit ce qui gisait sur le matelas. Elle hurla.
«Ah ! Vous dirais-je, maman, ce qui cause mon tourment ? » La sonnerie reprenait cette ritournelle, Gérard la complétait avec la version libertine de Colette Renard («Ah vous dirais-je, maman/A quoi nous passons le temps/Avec mon cousin Eugène/Sachez que ce phénomène/Nous a inventé un jeu/Auquel nous jouons tous deux ») La puanteur qui venait de la cave ne favorisait pas les pensées osées ni la pratique de la bête à deux dos. Gérard hésita entre répondre au carillon ou descendre en avoir le poumon net par rapport à ce qui devait se décomposer quelques marches plus bas.
Il remonta l’escalier, ouvrit la porte.
Le commissaire Albert de Weinbrouck encaissa le choc et lâcha avec son habituelle délicatesse :
– Oh putain, si ça fouette chez vous !
– Nous ne sommes pas un club SM… réussit à plaisanter Gérard.
Weinbrouck lui fourra sa carte sous le nez, se protégea les narines par un tissu immonde dont on devait estimer la dernière lessive au carbone 14.
– Cela serait bien d’aller voir… fit-il, empruntant d’autorité les marches descendant à la cave.
Servile, Gérard le suivit, puis le précéda pour offrir un champ libre à cette farce de l’ordre. Weinbrouck repéra l’objet des effluves.
– Ben merde, le petit chat est mort !
Gérard reconnut Mitzi, le Chartreux de 16 ans que sa voisine cherchait depuis des semaines.
– Chef, chef !
Un flic subordonné brandissait un smartphone.
– On a deux appels ! Un certain Charles et la Brigitte d’avant ! Ils ont deux jambes et deux bras dans un appartement et un buste dans l’autre !
(à suivre…)