BAZOOKA Que raconte-t-on à une tueuse à gages qui vous met en joue avec un bazooka? Une situation que vous pourriez rencontrer dans votre quotidien. Ludovic Dabray et/ou Joël Cerutti vous expliquent comment vous y prendre. TRAPPES, 6e semaine du roman feuilleton de PJI.
26.
Regarde, je viens seul m’asseoir sur cette pierre où tu la vis s’asseoir
Face à Brigitte et Gérard, la Pranmwadoncq faisait joujou avec son petit bazooka. Son visage était illuminé du plaisir qu’elle prenait à sentir le trépas se rapprocher de ses victimes. Elle était la mort. Elle la personnifiait, l’incarnait.
Au début, elle tenait scrupuleusement un journal avec la narration de ses méfaits. Mais rapidement, elle avait abandonné l’aspect romanesque du recueil. Il était devenu un inventaire froid de prénoms et de noms. Depuis quelque temps, les affaires ayant encore pris de l’ampleur, elle avait aussi délaissé ce monument aux morts personnel. Quatre traits, une barre pour faire cinq.
Quand elle coloriait la vie de ses contemporains en rouge, puis en noir, Germaine Pranmwadoncq n’était pas forcément soigneuse. Il lui arrivait de dépasser au-delà de la ligne délimitant l’objectif initial.
– On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, se dédouanait-elle.
Dans le hall de l’immeuble, elle tenait en joue Brigitte et Gérard. Il y avait peu d’idées dans l’air. Juste une seule en fait. Germaine la monopolisait : tuer ces deux-là qui eux n’avaient aucune inspiration pour s’en sortir.
Le rez-de-chaussée était cerclé de vitres sans tain. De l’extérieur, les passants se trouvaient face à des miroirs. De l’intérieur, on avait l’impression de se balader dans un parc, celui qui entourait l’immeuble.
Une petite fille y promenait sa poupée préférée en lui recommandant d’être bien sage, qu’on allait bientôt retourner à la maison et manger un bon quatre-heures.
Sur un morceau de pelouse, le Real de Madrid, coaché par son capitaine, Thierry, onze ans, prenait une branlée face à Manchester United, chapeauté par Philippe, douze ans, au bord du désespoir devant l’incurie de son gardien de but.
Une maman poussait le landau contenant sa petite fille préférée en lui recommandant… oui, le temps avait passé, mais pas l’amour maternel.
Trois joggeuses effectuaient leur circuit habituel, entre copines. Les fesses moulées dans des leggings soulignant leur popotin pour la plus grande joie des promeneurs masculins. Le duo de mecs en train de se livrer à la même activité, mais dans l’autre sens, ne pouvant s’empêcher de regretter d’avoir choisi celui des aiguilles d’une montre.
En regardant imprudemment derrière lui, un des deux mâles coureurs vint s’emberlificoter dans la laisse du chien Foulecamp que promenait son maître à l’heure prescrite par la vessie du susnommé.
Sur un banc vert gazon, une petite vieille s’esclaffait en lisant la biographie du Saint Curé d’Ars. Il faut bien dire qu’à l’intérieur de cette couverture alibi se cachait « Si queue d’âne m’était conté, ou la vie sexuelle de Bérurier » de l’éternel Frédéric Dard, œuvre bien plus palpitante que l’existence de ce brave Jean-Marie Vianney, et, ô combien, plus édifiante.
Sur un autre banc, deux adolescents amoureux franchissaient les derniers microns qui les séparaient d’un premier baiser. Ralenti langoureux. Instant d’importance. Souvenirs pour l’éternité. Sous son training, le jeune homme masquait difficilement ses émotions, malgré sa position assise. La demoiselle était plus discrète.
Pendant que le propriétaire de Foulecamp échangeait des excuses avec le joggeur voyeur et imprudent, le chien délaissé était parti conter fleurette à une chihuahuette qui était fort à son goût et dont la maîtresse tentait en vain de prolonger la vertu.
Dans le hall de l’immeuble, Germaine Pranmwadoncq s’approchait de son coït. Le doigt sur la détente, elle allait avoiner Brigitte et Gérard. Elle se complaisait de leurs yeux paniqués, de la sueur froide qui sourdait sur leur front, de leur impuissance à esquisser la moindre parade.
Ça allait être le tout beau boudin-purée.
Elle allait repeindre l’entrée de l’immeuble.
Peut-être même aurait-elle la chance de repartir avec quelques lambeaux de chair de ses victimes sur son loden écru ou avec quelques traces d’hémoglobine sur ses chaussures, son visage, ses mains.
Au-delà des vitres, Foulecamp prenait sauvagement la chihuahuette.
Les amoureux avaient joint leurs lèvres.
La petite vieille imaginait la queue de Bérurier.
La poupée était en train de faire un gros caprice.
La jeune maman replaçait la tétine de bébé dans sa bouche.
Le joggeur malheureux en venait aux mains avec son opposant.
L’autre coureur avait fait demi-tour.
Les trois fessues ralentissaient pour lui laisser une chance.
Manchester United marquait un premier but.
Germaine Pranmwadoncq goûtait enfin au bonheur de la chair explosée de frais, de l’odeur putride d’un corps éventré, de la chaleur suave du sang qui gicle d’un humain vivant ses derniers instants.
Son plaisir était plus court que d’habitude.
Coïtus interruptus.
Mais elle n’eut pas le temps de s’en plaindre.
Germaine Pranmwadoncq, dites Cruella d’Enfer, venait d’exploser de l’intérieur pulvérisant l’endroit de son infâme bidoche nauséabonde.
Un bruit métallique clôtura la scène lorsque Brigitte vit atterrir à ses pieds l’arme de l’immonde, comme César reçut à ses pieds celles de Vercingétorix.
(à suivre…)