DUEL LITTERAIRE Après un premier chapitre bien arrosé, mentholé et buccal, voici le deuxième où l’autre auteur doit rebondir. A lui de se débrouiller pour sortir notre héros de ce pétrin… ou l’y enfoncer plus encore! Qui de Ludovic Dabray ou de Joël Cerutti l’a rédigé? Vous aimeriez bien le savoir, hein?
2.
C’est en allant au plus pressé qu’on obtient le meilleur jus de fruit.
Surpris par ce baiser aussi inattendu que voluptueux, Gérard tenta d’abord de mettre la séquence qu’il venait d’aligner sur le compte des alcools.
Il rembobina ses souvenirs récents. Il rebut ses derniers verres. Revécut sa nausée. Refranchit la porte du balcon. Redégueula derechef sur les véhicules garés en bas. Il eut même un regard vérificateur vers les abysses, ses yeux accrochant l’Audi décapotable d’un couple qui ne serait plus jamais d’amis !
Brigitte crut un instant que son vis-à-vis allait remettre le couvert, si l’expression peut être employée quand il s’agit du processus inverse à celui de l’ingestion. Mais Gérard s’était totalement libéré et rien d’autre ne lui revint.
Ah si, quand même, il termina son parcours de mémoire en se demandant pourquoi Brigitte, qui avait toujours témoigné pour lui une indifférence sereine, s’était ruée sur ses lèvres dans un moment où personne n’a spontanément envie de porter un baiser à son prochain.
– Qu’est-ce qui t’a pris ? lui demanda-t-il comme s’il avait été la victime innocente d’une paire de gifles.
– Ce n’était pas bien ? s’ingénua-t-elle.
– Ce n’est pas le propos ! Tu es folle, ton mari est juste derrière ce volet ?
– Oui, je sais. Il discute de la politique des flux migratoires avec Lambert. Il n’a d’égards pour personnes dans ces moments-là. Ni pour les pauvres bougres obligés de risquer leur peau pour venir chez nous ni pour sa femme.
– Peut-être, mais ton mari est un copain d’enfance, un ami de toujours, je préférerais que ce baiser demeure sans lendemains.
– Moi pas ! ponctua Brigitte, d’une voix empreinte de franchise et de volonté. J’avais une folle envie de t’embrasser, c’est fait.
Gérard fit la sourde oreille et volte-face afin de regagner la salle à manger dans laquelle personne n’avait fait attention à leurs absences. Il était même commode de suivre les conversations, les thèmes essentiels n’avaient pas changé, les enfants pour les femmes, la politique pour les hommes.
Rien qui le passionne.
Il reprit sa place, sous le coup de sensations diverses et variées, s’emplit un grand verre d’eau pétillante. Se décrassa la bouche des relents acides qui la picotaient. Croqua le bonbon à la menthe pour accélérer ses effets. Mais ne parvint pas à annuler le goût des lèvres de Brigitte sur les siennes.
L’instant avait plu au mâle qu’il était. Il aurait, sans doute, été agréable à n’importe quel homme normalement constitué. Mais il comptait bien que l’affaire en reste là. Cocufier Olivier ne faisait pas partie de ses desseins sentimentaux, d’ailleurs il n’en avait pas.
Brigitte vint se rasseoir elle aussi, face à lui, à côté de son mari, Olivier, qui continuait de pérorer les certitudes d’un type qui n’avait pas eu besoin de convictions pour prendre la succession de son père dans l’horlogerie familiale.
Chez les Vaucresson, on s’exprimait de père en fils, depuis des générations, dans la montre sur mesure. Pas question d’ouvrir les vitrines à des objets manufacturés en grande série. Bien entendu, il y avait longtemps que la famille laissait à du personnel qualifié le soin de monter ces petites merveilles.
Le job d’Olivier Vaucresson, c’était le marketing, la vente, le golf et un goût immodéré pour ses plus belles clientes. Il aurait pu se contenter de la chance qu’il avait eu que Brigitte s’intéresse plus à lui qu’à sa fortune. Mais il avait besoin d’aller se rassurer ailleurs. Ou bien était-il victime d’une nécessité de posséder, de collectionner ? Aucune relation suivie avec ses conquêtes, pour lui, il ne trompait pas sa légitime, il profitait juste de la vie.
Ils avaient eu l’excellente idée de ne pas se reproduire. Convaincus qu’ils étaient, l’un et l’autre, de l’inutilité, de la fatuité, de vouloir se prolonger. C’était leur seul point d’accord. Pour le reste, Brigitte se demandait régulièrement ce qui lui avait plu chez Olivier qui n’était ni un bon mari, ni un bon amant. Riche mais pingre. Intelligent mais con. Beau mais sans classe. Ses conquêtes devaient être bien paumées dans leur vie sentimentale pour se laisser aller à lui.
Tentant d’éteindre les ultimes relents nauséabonds, Gérard noyait son regard dans le fond de son verre d’eau, échappant, autant qu’il le pouvait, au rayon violet qui émanait des yeux de Brigitte.
Olivier ayant repoussé dans la mer Égée, à grands coups de langue et de gueule, une dernière bordée de boat-peoples, s’aperçut du malaise de son invité.
– Ça ne va pas ?
– Si, si, ça va bien !
– Tu es tout pâle.
– Je crois que j’ai trop bu. Mais avec un peu d’eau, ça va passer.
– Tu peux aller dans notre chambre, si tu veux.
– Non, ça va…
Gérard poussa un cri suraigu de douleur qui fit sursauter toute la tablée. Il venait de recevoir un prodigieux coup de pied dans le tibia de la part de Brigitte qui lui ordonnait du regard de plonger sur l’occasion inespérée de s’esbigner tous les deux.
– …ça va aller, juste une crampe.
Son front courroucé confirma son refus à l’endroit de Brigitte.
– Brigitte, accompagne-le, il va nous faire un malaise.
Ce qu’elle fit volontiers !
(à suivre)
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