DUEL LITTERAIRE Deux auteurs, un livre, chaque jour un chapitre de 5000 signes écrit par un membre de ce duo. Voici le cadre de « Trappes », roman né de la rencontre entre Ludovic Dabray et Joël Cerutti, une intrigue où il faut sans cesse surprendre son collègue, son amical adversaire. C’est parti!
1.
Considérations diverses sur les houilles pour se mettre au charbon
A l’Ouest du salon, il y avait quelqu’un de nouveau : Gérard. Pour l’écrire net, il se sentait de tous les points cardinaux tellement il était bourré. Droit comme un I majuscule, le verre de rouge brandi au-dessus de sa tête tel un glaive vengeur, il porta le toast qui tue.
– Mes amis ! Trinquons à la vasectomie et aux oreillons !
Des rires – clairsemés et interrogateurs – répondirent à son ivre injonction.
Certains voyaient où il voulait en venir et redoutaient la suite.
Gérard s’était mis plusieurs couches alcoolisées avant même d’arriver à la soirée, vers les 20 heures. D’ordinaire, il incarnait la pondération même. Vous savez, ce si gentil garçon qui ramène tous ses potes déchirés à la maison, en fin de beuverie, et avec le sourire.
Ce vendredi-là, Gérard avait commencé à se mettre une sérieuse mine. Ne pas exploser commençait à lui peser sur la goupille. Sage, effacé, tolérant, à l’écoute, ça lui amenait quoi ? Des nèfles ! Un grand dadais dans la quarantaine, seul comme un gland qui pourrit au pied d’un chêne. Pas de réelles attaches, il se considérait comme un téflon sentimental. Si vite nettoyé et rangé.
Alors, appelez ça un boson de higgs primesautier, ce soir-là, il en avait plein le cul, il abusait et ne s’était pas vu partir en vrille. Quelques tournées plus tard, c’était carrément l’hélicoptère Super Puma au milieu du salon, à la grande table des convives adultes.
Unique singleton célibataire de la soirée, il avait subi, plusieurs heures durant, les conversations des cinq couples sur leurs rejetons. Dont certains étaient là. Des chiards en bas âge qui, voyant qu’on ne leur prêtait pas assez d’attention, s’arrangeaient pour la monopoliser. Chaque X minutes, une connerie, une dispute, un objet qu’il ne fallait pas toucher, une maladie imaginaire, une envie de manger un truc, un ordre de vouloir rentrer à la maison, exiger le smartphone pour griller la batterie sur un jeu à la con. Ambiance normale.
Gérard s’était anesthésié les nerfs en descendant ses verres de rouge bien plus vite que les autres. D’un côté, les enfants l’énervaient. De l’autre, il se demandait pourquoi, lui, n’avait pas de descendance. Les interrogations existentielles, dans le cocon d’un bel appartement (3e étage, déco vintage de récupération, immense bibliothèque courant sur les murs du salon), ça travaillait dans le cortex. L’esprit tout azimuts, Gérard était devenu un Néant de Lui Même. Farfaitement !
Bref.
L’effet du premier toast passé, Gérard persista :
– A la vasectomie et aux oreillons qui nous libèrent du monde !
Dans un brouhaha confus – si Gérard pouvait se fier à ses oreilles – il se rassit. Pas longtemps. Le fond de son estomac se rappela à son mauvais souvenir, comme les lattes d’un parquet qui éclatent sous l’effet d’une secousse sismique. Le liquide se vengeait sur le solide. Une subite envie de rendre une gerbe le saisit.
Deux options se présentaient : les toilettes (2 mètres), le balcon derrière lui (30 centimètres), portes ouvertes pour cause d’été caniculaire. Dans un mouvement ample et fluide qui l’étonna lui-même, Gérard glissa vers le balcon, referma la porte derrière lui, vomit illico dans le vide. Une pluie acide arrosa les voitures garées au pied du bâtiment (vénérable édifice fin du XIXe, plafonds hauts). La flaque se répandit tout autant sur une Ford Kuga noire qu’une WW grise et antique. Pas d’humains touchés. Gérard, le ventre ondulant à vide telle une scie musicale, attendit que la houle s’apaise.
Derrière lui, la porte s’ouvrit. Une main se posa sur son épaule droite.
– Tu vas ?
Voix de Brigitte, maîtresse de maison, fine, une magnifique crinière de cheveux bouclés bruns qui cascadait jusque dans le creux du dos. Des yeux presque violets. Impériale d’intelligence. De celle qui vous relèguent souvent au stade de nain de jardin miniature quand on a le privilège de la côtoyer.
– Un bonbon à la menthe ? proposa-t-elle
– Un seul ?
– Sers-toi.
Gérard se purifia le palais, l’haleine, colmata les brèches de son esprit errant.
– Je m’excuse, je ne voulais pas faire mon intéressant.
– Tu penses… C’est la première soirée où l’on te remarque. Et ça fait 5 ans que tu viens.
– Non mais, tu vois, ce n’est pas mon genre.
– Cela devrait l’être plus souvent.
– ?
– Au moins, je me suis marrée. Cela change des conversations sur nos mouflets.
– ?
– Que je te tartine sur leurs maladies, leurs merdes, leurs résultats scolaires, souvent aussi merdeux, leurs profs nuls, leurs pédiatres…
-Euh…
– Encore une pastille ?
– Je… oui…
Gérard enfonça la fraîcheur mentholée entre ses lèvres, la laissa fondre au creux de sa langue. Brigitte, appuyée à ses côtés sur la rambarde en fer forgé, laissait son regard errer.
– J’aimerais te dire merci, continua-t-elle.
– De quoi ?
– Tu t’es exprimé, j’aime.
– Mais je…
– Chut !
Du coin de l’œil, Gérard remarqua que Brigitte avait en partie fermé le volet, que cela leur assurait un ersatz d’intimité.
– Souffle !
Gérard expulsa de l’air. Ce qui eut l’air de satisfaire Brigitte… qui lui colla un baiser à rendre jalouse une ventouse.
(à suivre)