LE SAVIEZ-VOUS?!  Lors de sa seconde vie, Charlie Hebdo fait aussi redémarrer Hara-Kiri Hebdo. Les problèmes juridiques se multiplieront sous fond de conflits internes. Et d’attaques des fanatiques religieux. A l’aube de sa troisième naissance, Charlie nous interpelle férocement. Comme Luz, censuré par BFM TV.

4 – Résister à la normalisation

1992-20..?

La Grosse Bertha? Dès le 17 janvier 1991, le journal expédie des obus sur les cons mais ne refuse pas les canons. Au goût de Val et Cabu – qui ne boit pas une goutte de vin – une partie de la rédaction serait « une bande d’alcooliques ». Par contre, les unes ne donnent pas dans la sobriété cul-coincée!

Gainsbourg

En apparence, les munitions ne manquent pas à La Grosse Bertha. En interne, cela vire à la piquette. De forts tiraillements naissent. L’éditeur/directeur Jean-Cyrille Godefroy s’attribuerait légalement la paternité d’un titre – La Grosse Bertha, donc – alors qu’il avait été trouvé par Gébé. Il aurait accusé les dissidents – en gros presque toute l’équipe – de vouloir réaliser une « feuille tiers-mondiste », « un brûlot lycéen », « un torchon écolo rosâtre » et surtout « un journal favorable à l’etablishment ». Godefroy les vire. A la porte! Cette version provient de Philippe Val.

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Je vous ai mis tout ceci au conditionnel car il existe un son de cloche très différent, trouvé sur le site www.acrimed.org. qui synthétise plusieurs témoignages. Entre le Val, red en chef de La Grosse Bertha, et celui du futur Charlie, il y aurait comme des similitudes.

«On était partis avec “Un éclat de rire par page” et on se retrouvait sermonnés au nom du précepte :“Il faut des indignations.”» Certains rédacteurs sont mis sur la touche. Et l’autoritarisme de Val en irrite (déjà) plus d’un. « Un jour, Godefroy  eut la surprise d’entendre de la bouche du rédacteur en chef : “Je te préviens, au prochain conflit entre nous, je te vire.” Un rédac’ chef virant le propriétaire du journal, c’eût été une grande date de l’histoire de la presse. Du coup, Godefroy demanda à Philippe Val de rentrer dans le rang, pour que le journal retrouve son ambiance déconnante, sa joyeuse anarchie, l’excitation des bouclages où tout te monde dit son mot sur la couverture.» Val reste inflexible : «Refus outré. À notre grand désarroi, nous vîmes alors le doux Cabu faire bloc avec Val, ce génie méconnu, accusant Godefroy et quelques autres d’entraîner le journal “à droite”. Une accusation dont les lecteurs peuvent vérifier après coup la stupidité… Sidérés, ne comprenant pas grand-chose au conflit dont ils étaient pour la plupart éloignés, beaucoup de copains de la rédaction virent Cabu claquer la porte et appeler les masses à le suivre, avec un mauvais rictus qu’on ne lui connaissait pas. Quelques jours plus tard, l’opinion étonnée vit sortir du caveau le défunt Charlie Hebdo, un titre d’ailleurs piqué sans vergogne à son propriétaire, le professeur Choron. »

Grosse Bertha 31 19 aout 1991

Le lendemain de l’éviction, cette fois selon Val, lors d’un repas, Wolinski suggère de reprendre le nom de Charlie Hebdo. Cavanna leur dit que le titre « est libre ». Gébé approuve. Cabu, sans connaître Adolf Ogi, hurle: « Formidable! » Charlie Hebdo, seconde génération, renet la compresse en juillet, financé par Val, Cabu, Gébé et le chanteur Renaud. Ironie funèbre, la société alors responsable de Charlie se baptise Les Éditions Kalachnikof.

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Vraiment libre, le titre Charlie Hebdo? Le Professeur Choron estime le contraire par voies légales. Sur le fond, il aurait aimé être de cette nouvelle aventure en redevenant le patron. Guère possible avec Val. Le 6 janvier 1993, avec Jean-Cyrille Godefroy, sa garde rapprochée et ceux qui ne sont pas partis à Charlie pour cuver, Choron exhume Hara-Kiri Hebdo 1, dit « Grosse Bertha, numéro 99 » à gauche.

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Le bras de fer ne tourne pas en faveur du Professeur. Il perd le procès qui l’oppose à Charlie sur la paternité du titre incriminé et même celui d’Hara-Kiri. Et Hara-Kiri Hebdo fait son seppuku après dix nunéros.

Démarre l’ère de Philippe Val aux manettes de Charlie jusqu’en mai 2009.  L’Hebdo (re)trouve ses fans. Le tirage du premier numéro de juillet rencontre l’adhésion de 120 000 groupies. Loin de l’anarchisme, Val impose des couleurs plus … politiques. Durant 1995, Charlie Hebdo milite pour l’interdiction du Front National et récolte 173 704 signatures. Cavanna, Val et Charb déposent la pétition le 26 avril 1996 dans une annexe du ministère de l’Intérieur.

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Val se positionne de façon tranchée, ne goûte pas l’extrême gauche, trouve des excuses à la politique d’Israël, soutient des actions militaires, « oubliant » que l’ancien Charlie se montrait plutôt viscéralement anti-uniforme.

Il finit par être le seul à choisir la Une. Avant, la décision se révélait collective. Un symbole évocateur.

De lui, Charb confie une fois, en 2007: «Le truc qui est dur pour les gens de Charlie c’est que Val est tellement atypique dans Charlie Hebdo… c’est lui le directeur et c’est lui qui ressemble le moins au journal quasiment. » 

Charlie Hebdo – on l’oublie trop souvent – renforce son journalisme d’investigations, ses reportages en dessins. Comme les dossiers du Canard Enchaîné, ses « Hors-Série » contiennent leur pesant d‘infos bétonnées et rarement reprises par les collègues.

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Les dessinateurs gardent la forme. « Grâce à eux », Charlie hérite d’une douzaine de procès intentés par des cathos intégristes. Cependant, insidieusement, ils se musèlent. Cavanna en témoignera dans son « Lune de miel » (2010) où il déplore la montée en puissance de l’arriviste Val et même son envie de créer, à 80 ans, un autre journal… Parkinson l’en empêchera.

Charlie doit être un instrument de lutte contre la connerie. A part ça, on est en désaccord sur tout.

Les exclusions se suivent. Delfeil De Ton ouvre le bal, début 1993, il n’est pas dupe des manoeuvres de Val et trouve qu’on « s’emmerde en salle de rédaction ». Ensuite, cela sera Lefred-Thouron, Olivier Cyran, Michel Boujut, Mona Chollet, Philippe Corcuff, François Camé et Anne Kerloc’h. La vie « normale » d’une rédaction?

Pour montrer que l’on s’exprime librement dans Charlie, Val laisse Siné le contredire, en 2005, sur la constitution européenne… « Charlie doit être un instrument de lutte contre la connerie. A part ça, on est en désaccord sur tout », glisse Luz, dans Libération. On ne saurait mieux souligner certaines ambiguïtés… A la mort de Gébé, en 2004, Charlie tire à 60 000 exemplaire.

La suite, des centaines d’autres journaux vous la moulinent depuis deux semaines.

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Avec un Charlie qui cherche des poux dans la barbe du prophète en février 2006. Le documentaire « C’est dur d’être aimé par des cons » (sorti le 17 septembre 2008) vous dévoile la genèse de cette couverture… Pour l’occase, le tirage passe à 140 000, 160 000 puis à 400 000 ex. « C’est dur d’être aimé par des cons » se projette en avant-première à Cannes, l’équipe de Charlie monte les marches et le tapis rouge.

Dur d'etre aime par...

Philippe Val pérore aux côtés de BHL, celui qu’il taxait, quelques années plus tôt dans son hebdo d’« Aimé Jacquet de la pensée ». Année faste que celle de 2006, toujours selon le site acrymed: «Les Editions Rotative, éditrices de Charlie Hebdo, ont enregistré un résultat bénéficiaire de 968 501 euros. (…) [Et] 85% de cette somme ont été redistribués en dividendes. » Ainsi, Val et Cabu ont chacun perçu 330 000 euros en 2006. Une broutille. »

https://www.youtube.com/watch?v=oNXTZx9j3As

Malgré ce soubresaut d’adhésions, qui ressoude la rédaction, Charlie baisse dans l’attrait. Lorsque Val quitte la rédaction en mai 2009 – pour France Inter et virer le duo Stéphane Guillon et Didier Porte – « son » bébé a perdu 50% du lectorat de 1992. En grande partie à cause du renvois tonitruant de Siné. Pour « antisémitisme », lui… Plus bidon, tu meurs! « S’ensuivit l’énorme explosion de sympathie pour Siné, concrétisée par la publication de Siné Hebdo et la perte immédiate de plus de la moitié des lecteurs de Charlie. Ce qui est plus grave, Charlie s’est déconsidéré. Ceux qui l’aimaient hier le méprisent aujourd’hui », observe Cavanna. Son Charlie, lequel il a trimé durant un quart de siècle est enterré. « Tout ça pour aboutir à une feuille de mièvres réflexions sans originalité sur des sujets politico-socios déjà éculés, quelle dérision! (…) Val a quitté l’hebdo pour des destinées plus hautes et plus prometteuses. Le passage au journalisme n’aura été pour lui qu’un marchepied vers des conquêtes sans cesse plus brillantes. La politique par l’escalier de service, sans avoir à affronter le vote citoyen, est un magnifique terrain d’exercice pour les ambitions insatiables. », achève Cavanna dans son « Lune de miel ».

http://www.dailymotion.com/video/x6nutw_sine-raconte-l-affaire-sine-best-of_news

http://www.dailymotion.com/video/xb6heu_interview-sine-philippe-val-ce-sale_news

Bref, Val a réussi son coup. Les vieux de la vieille – dont je me revendique – se détournent de Charlie.

C’est con, cela nous prive de l’énorme talent des autres. Bon an mal an, Charlie garde une liberté d’expression – même normalisée – par rapport à bien d’autres titres. Dans un excellent article, le Marianne de la semaine passée, le journaliste relève que Charlie combattait bien seul contre les fanatismes… http://www.marianne.net/pourquoi-etaient-ils-si-seuls-1421421955.html

L’autre arrête qui irrite les gorges des anciens – peut-être moins connue – s’appelle Pierre Carles. Au départ, ce journaliste – qui enquête sur les médias – entre dans les petits papiers de Val. Une souscription, soutenue par Charlie, finance son premier documentaire, « Pas vu, pas pris » (1998).

Pourtant, lorsque Pierre Carles voit Philippe Val se rendre à l’université d’été du MEDEF (septembre 2007), il se pose des questions dérangeantes. Il publie, sur internet, « Charlie Hebdo se fait Hara-Kiri » le 9 septembre 2008.

http://www.dailymotion.com/video/x6pkma_charlie-hebdo-se-fait-hara-kiri_news

Ce court montage préfigure un long métrage qui doit sortir le 7 janvier 2009, « Choron dernière ». Il dresse, via des archives – un portrait du Professeur, disparu en 2005. Certains, dont Val, n’y apparaissent pas à leur avantage… On assiste alors à une situation ubuesque avec Cabu, Val et Wolinski qui tentent d’empêcher la sortie de « Choron dernière » au prétexte que leurs noms se trouvent sur l’affiche sans leur autorisation.

Ils réclament 4000 euros chacun, plus 1500 en commun, plus 10 000 euros à chaque astreinte constatée. Le 22 décembre, la justice les déboute et ils doivent payer, eux, 2000 euros aux deux sociétés de production.

http://www.dailymotion.com/video/xah7r3_choron-derniere-1-6_webcam

Le 10 décembre 2010, le porte-monnaie de Charlie doit encore s’ouvrir pour dédommager Siné de son licenciement abusif: 90 000 euros. Une patate chaude financière – laissée par Val à Charb – dont ce dernier se serait bien passé. Le capital de sympathie s’érode. Comme le tirage: 48 000 exemplaires (2011), aux alentours de 45 000 voire 25 000 (2014), selon le site Iconovox. Charb, l’automne passé, se fend d’un appel à la souscription: 200 000 euros récoltés, Charlie tient comme il le peut. Sans publicité. Rarissime modèle du genre avec le Canard Enchaîné.

A présent, la question de son avenir ne repose que sur la force et la volonté de ses survivants. Celle de Riss, qui succède à Charb et déclare vouloir « repenser » le journal. Les fonds aflluent. Aides, dons, subventions, ventes, certains médias avancent la somme de 10 millions d’euros. Au bas mot. Pour ma part, je me suis auto-insulté parce que je n’ai pas repris du Charlie dès que Charb en a assuré les commandes. Il fallait… pardonner avant le 7 janvier 2015. La compagne de Luz décrit la liberté de ton qui était revenue dans la rédaction après le départ de Val.

« Charlie Hebdo, c’est un journal non-pas symbole de la liberté d’expression, mais un journal dans lequel les journalistes et les dessinateurs sont libres. Ce n’est pas un journal de Lagardère. Il plaît, il est détesté, il est poétique, politique ou vulgaire. Ses couvs’ ne font pas rire la Terre entière, et certains les ont utilisées pour justifier leur folie terroriste et meurtrière. Mais personne ne nous oblige à acheter ce journal ou à rire de chaque dessin. »

http://www.brain-magazine.fr/article/news/22449-Charlie-Hebdo-:-%C3%AAtre-aim%C3%A9-par-des-cons,-c_est-dur,-%C3%AAtre-ha%C3%AF-par-des-amis,-c_est-pire

A présent, je sais que je renouerai avec mes habitudes. Mais pas que pour cet hebdo, ce qui serait limiter une presse différente à un seul titre.

Aux obsèques de Charb, le vendredi 16 janvier, BFM TV a coupé plusieurs passages de Luz. Les plus forts et les plus provocateurs!

Vous êtes Charlie ? Prouvez-le ! Prenez vos crayons, vos papiers, un scan, un ordi, exprimez-vous.

Luz-Charb

«Vous êtes Charlie ? Prouvez-le ! Prenez vos crayons, vos papiers, un scan, un ordi, exprimez-vous… En texte, en dessin, en vidéo, que sais-je… en faisant naître des milliers de nouveaux Charlie Hebdo».

Autres phrases enlevées de la vidéo présentée comme « intégrale » par BFM: «Charb, mon vieux pote, on ne va plus trop s’enculer tous les deux, mais l’humour bande encore !» et de conclure «Too drunk to fuck, but too funny to die!» (« Trop bourré pour baiser, mais trop marrant pour mourir ! »). »

On reste avec Luz – une interview exclusive accordée à Vice – qui apporte la meilleure des conclusions. Censée. Emue. Lucide.

Joël Cerutti

PS: Voici la version originale et non expurgée du speech de Luz sur… TF1! (faut se taper 78 secondes de pubs avant, désolé…)

http://videos.tf1.fr/infos/2015/luz-rend-hommage-a-charb-je-peux-l-avouer-enfin-charb-mon-amant-8548164.html

Et le lien avec cet excellent blog animé par Francis Forcadell, premier red en chef de La Grosse Bertha:

http://www.iconovox.com/blog/

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