EN MARGE Ce 14 janvier 2015 marque la sortie événementielle d’un Charlie Hebdo hors normes, une édition rarissime dans l’histoire de la presse. Unique, le journal l’était déjà dans sa première formule, celle qui démarre en 1970, avec toujours Cavanna à la barre. Charlie pour les Nuls, suivez le guide!
2 – Charlie, naissance sous forme d’entourloupe!
De 1970 à 1981: des glorieuses à la désertion
En ce mois de novembre 1970, on ne se marre pas beaucoup dans l’Hexagone. Du moins jusqu’au 13 novembre… Cela commence très mal, dès le 1er, jour des morts, où 156 clients du dancing « 5-7 » périssent carbonisés à Saint-Laurent-du Pont. Emois dans la République. Le 9 novembre, le Général de Gaulle, à 19 heures, se sent très mal devant sa télévision. Rupture d’anévrisme, décès, deuil national. Le professeur Choron réagit à sa façon. Lui revient le mérite de la seule couverture d’Hara-Kiri Hebdo sans dessin. Ce « Bal tragique à Colombey, 1 mort » relie les deux événements.
Plus iconoclaste que ça… tu meurs. Le 13 novembre, ce numéro 94 d’Hara-Kiri Hebdo signe son propre avis mortuaire. Deux jours plus tard, le journal tombe sous une double interdiction. Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur, se justifie. Il assure que l’arrêté n’a rien à voir avec cette ultime publication, qu’il a été signé le 4 novembre. Il étaie ses propos en faisant circuler des reproductions de dessins signés Cabu et Willem. Il estime que cela relève de la pornographie et pas de la politique. Personne n’est dupe. Le tollé mobilise autant Le Figaro que L’Express, L’Humanité que Le Nouvel Observateur. L’espace de quelques pages, ce dernier journal abrite les pestiférés d’Hara-Kiri Hebdo.
A ce moment précis, la Télévision suisse romande – eh oui – se pointe à la rédaction. Ambiances…
La riposte ne tarde pas. A part, Hara-Kiri mensuel et hebdo, le catalogue de nos anars affiche Charlie Mensuel. Qu’à cela ne tienne, naissance de Charlie HEBDO, qui reprend exactement les mêmes rubriques qu’Hara-Kiri Hebdo sous des noms différents. Elle est pas belle, l’entourloupe?
Légalement parlant, rien à redire. Histoire de ne pas perdre la face, Raymond Marcellin, le 1er décembre 1970, lève partiellement les sanctions qui ont touché Hara-Kiri Hebdo. Le titre se retrouve « seulement » interdit de vente aux mineurs. Trop tard. Charlie Hebdo profite et prospère grâce à la censure gouvernementale qui lui donne un formidable coup de pub et suscite la sympathie du public. Cavanna demande aux talents qui ont émigré vers Pilote de choisir leur camp. Reiser, Cabu, Gébé reviennent dans le giron de Charlie. Magnanime et sans trop polémiquer, Goscinny les laisse partir en disant « Je comprends… mais revenez vite! » La classe…
A l’époque – à savoir l’automne 1970 – j’achète Pilote grâce à mes 1,50 frs d’argent de poche hebdomadaire. Ma prof me croche avec un exemplaire du journal en main, juste avant d’entrer en classe. Je me fais convoquer et elle m’explique que je devrais lire « des choses de mon âge »… Si elle savait!
Durant quatre ans – jusque vers fin 1974 – Charlie Hebdo et ses 180 000 exemplaires sert de locomotive aux autres titres: Hara-Kiri mensuel avoisine les 100 000 et Charlie Mensuel les 80 000. Les ventes des albums aux mythiques Editions du Square équilibrent le reste. Tout repose sur cette osmose.
Dans l’euphorie du moment, Choron triple les salaires de ses amis… mais les paie de façon aléatoire. Un régulier de Charlie, l’écolo précurseur Pierre Fournier, sort en novembre 1972 « La Gueule Ouverte », journal très Vert, dont il ne verra que trois numéros avant de décéder en février 1973. Il s’agit du premier deuil qui frappe l’équipe.
Côté précurseur de la décroissance, Gébé signe de son côté les planches de « L’An 01 » que porte Charlie Mensuel et qui deviennent un film collectif en 1973.
https://www.youtube.com/watch?v=_lgJbU3J7hw
Venir s’éclater chez ces grands gamins persifleurs séduit une partie du show-biz. Coluche perce dans les mêmes années. Il vient régulièrement se faire tirer le portrait pour des couvertures ou des romans-photos. Certaines unes d’Hara-Kiri mensuel comme Charlie Hebdo possèdent leur dose de fatwa ou de quoi révolter les prudes. Exemples.
En février 1979, Giscard d’Estaing, Président de la République, ne digère pas cette couverture. Il demande, dans les vingt-quatre heures, que le journal soit saisi.
Une version « édulcorée » revient dans les kiosques…
Et le mois suivant…
Choron, dès la fin 1975, commence à voir les ventes s’éroder. Non pas que la qualité baisse, non. C’est la « concurrence » – L’Echo des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant – qui se multiplie. Il n’y a pas encore de quoi paniquer mais quand même s’inquiéter. Il tente des diversifications avec des nouveaux revenus. En octobre 1977, il mise un sacré pactole sur B.D., l’Hebdo de la B.D., un tirage gargantuesque à 250 000 exemplaires…
http://www.ina.fr/video/CAA7700938301/le-nouveau-journal-bd-video.html
Une affaire qui capote après 59 numéros.
Les procès se portent bien, merci pour eux. « Les aventures de Madame Pompidou » (novembre 1972) ne passent pas auprès de la principale concernée. En mai 1973, Cabu, Cavanna, Delfeil de Ton et Choron écopent de 5000 frs d’amende, le tribunal ayant « tenu compte du parti pris affiché par l’équipe ». A savoir de se foutre ouvertement de la Première dame…
Cabu reprend 6000 frs de sanction, en 1977, avec son album « A bas toutes les armées ». Inutile de vous dire qui a porté plainte contre 17 pages de l’oeuvre. Cabu, toujours lui, écope de 15 000 frs en juillet 1978, pour « injures envers l’armée ». Reiser, pour la même raison, débourse un « petit » 1500 frs avec la couverture no.313 de Charlie Hebdo. On vous en passe de vertes et des pas mûres. A ce propos…
La plus gourmande au niveau des dédommagements reste Brigitte Bardot qui, en 1979, soutire 200 000 frs à cause d’une une d’Hara-Kiri mensuel la montrant édentée.
Une somme qui plombe des budgets de moins en moins équilibrés, mis en péril par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Pour beaucoup (trop) d’humoristes, l’ennemi se situe à droite. Quand les ami(e)s sont élu(e)s, cela pourrait devenir plus délicat. Heureusement, de nos jours, Hollande réconcilie tout le monde!
Cavanna, qui émerge en littérature avec « Les Ritals », suscite le buzz de l’année – le 22 septembre 1978 – en recadrant le romancier Bukowski, venu bourré sur le plateau d’« Apostrophes ».
http://www.ina.fr/video/I08205614/francois-cavanna-bukowski-ta-gueule-video.html
La télé ne convient pas à tous les journalistes de l’hebdo teigneux. Sylvie Caster, rare femme de l’équipe, passe elle aussi devant les caméras d’« Apostrophes ». Bernard Pivot n’en tire pas un mot!
http://www.ina.fr/video/CPB80051970/des-romans-de-la-rentree-video.html
Les équipes de télé adorent se dévergonder en venant filmer les séances de rédaction à Charlie… Ce 11 décembre 1981, l’une d’entre elles colle aux crayons de Reiser.
http://www.ina.fr/video/CPB8105209602/reportage-reiser-video.html
Choron essaie tout pour que la pompe se réamorce. Charlie et Hara-Kiri portent la candidature de Coluche à la présidence de la République… Le 16 mars 1981, la rédaction lance un Charlie Matin, censé être quotidien, prévu juste pour trois numéros, stratégie marketing pour ramener des lecteurs vers Charlie Hebdo… qui, le temps de quelques numéros, se rebaptise La semaine de Charlie…
http://www.ina.fr/video/CAB8100361101/charlie-matin-video.html
Septembre 1981, on enterre Charlie Mensuel, première formule. Par quelques subtilités légales, la seconde interdiction de 1970 qui a frappé Hara-Kiri Hebdo tombe. La rédaction redonne ce nom à son journal… tout en gardant, en parallèle la numérotation de Charlie Hebdo. Cela sent le pétouillage identitaire et un peu trop le sapin.
Le 23 décembre 1981, sale cadeau de Noël, Charlie Hebdo ferme boutique.
http://www.ina.fr/video/CAB8101806101/fin-de-charlie-hebdo-video.html
Le réel enterrement se déroule le 2 janvier 1982, dans un « Droit de Réponse », sur TF1, un départ homérique, en fanfare, sur un plateau où Choron insulte les jeunes lycéens qui trouvent que l’humour des quinquagénaires ne passe plus… Renaud s’associe à Choron. Siné part péter la gueule au journaliste de droite Dominique Jamet. La réalisation passe un court dessin-animé de Mordillo pour que l’on ne suive pas l’altercation… Vous avez des doutes?
http://www.ina.fr/recherche/search?search=Droit+de+r%C3%A9ponse%2C+janvier+1982%2C+Charlie&x=0&y=0
Enterrer Charlie en ce samedi de janvier 1982 serait croire qu’il suffit d’arracher une seule fois la mauvaise herbe pour qu’elle ne repousse plus. La seconde formule du journal repart une décennie plus tard. Entre deux, l’équipe n’est pas restée inactive. Des mini-résurrections qu’oublient beaucoup de nos confrères…
Joël Cerutti
(à suivre…)