GUIDE DE L’IRREVERENCE Des millions de personnes proclament «Je suis Charlie». Qui sait que le nom même du journal vient d’un acte de censure ? Qui connaît REELLEMENT l’histoire de ce journal ? Rappels de quelques fondamentaux : voyage dans le temps, avec des images, des vidéos et de la subjectivité. Pleine et assumée.
Depuis le 7 janvier, les réseaux sociaux déversent des millions de réactions autour du carnage de Charlie Hebdo. Recueilli par les confrères de Libération, l’hebdomadaire renaît le 14 janvier 2015. Un tirage de sept millions d’exemplaires, autant de «Merde!» cinglant à tous les fondamentalistes. Et en 16 langues et dans 25 pays, excusez du peu! En délicate position financière jusqu’alors – Charlie venait de lancer une souscription et recueilli dans les 200 000 euros – l’irrévérence avait failli tirer sa révérence.
Le plus beau bras d’honneur à la connerie ambiante, au conformisme.
Sur un site d’abonnements, les demandes ont grimpé d’une moyenne annuelle de 300 à 13 000. Le 20 janvier, de façon globale, les abonnements sont passés de 7000 à 120.000. Un chiffre bien provisoire. Les citoyens se disent «Charlie», passent à l’acte, paient de leur personne dans tous les sens du terme. Et pas qu’en France. Même Arnold Schwarzenegger s’est abonné via Amazon ! Oui ! Authentique !
« Dur d’être aimé par des cons », disait le prophète. Pareil pour Charlie. Je les comprends, les dessinateurs Willem et Luz, lorsqu’il « vomissent » les opportunistes, ceux qui récupèrent un Charlie qu’ils méprisaient. De voir, durant la Marche Républicaine, défiler un ministre algérien qui interdit, dans son pays, toute manifestation de soutien à Charlie, cela irrite.
Consterné, je remarque aussi que les analphabètes de Charlie ne manquent pas. Certains, de ma génération, confient ne l’avoir jamais lu. Trop ceci, trop cela, trop de vulgarité, trop de bites, trop de couilles, enfantine cette provocation. Nous sommes des adultes responsables, n’est-il pas ? La maturité engendre la modération. Quelle horreur ! Mon agacement monte en puissance lorsque j’entends le fatal : «Ils l’avaient bien cherché, non ? » Dans la bouche de toutes les générations…
Que dire de celle qui découvre l’existence de Charlie uniquement par des atroces faits divers ? Charlie, ce mercredi 14 janvier 2015, rebondit. Le plus beau bras d’honneur à la connerie ambiante, au conformisme. Ce n’est – de loin – pas la première fois. Qui le sait ? Qui s’en rappelle ? Revenons aux bases car PERSONNE ne l’a fait en profondeur.
1 – En cloque de Charlie
1953-1971, la gestation avec l’assistance d’Hara-Kiri et les autres…
Mielleux et gentillet, le climat du dessin de presse se présente ainsi au milieu des années 50. Cavanna décrit les piges de ses amis, les dessins qu’ils casent péniblement dans la presse du moment. Les rédactions boycottent le mauvais esprit, le trait sera franchouillard, Une ambiance que vous pouvez lire dans les pages du livre «Bête et méchant». Maçon, Cavanna se fait la main comme red en chef sur les journaux Zéro (1953) puis Cordées (1958).
Georges Bernier, futur Choron, fait vendre ces canards à la criée. Septembre 1960, Cavanna et Bernier lancent Hara-Kiri, l’impriment à 10 000 exemplaires, adoptent le slogan «Bête et méchant» dès le numéro 7. Il provient d’une lettre indignée d’un militaire à la retraite qui a écrit à la rédaction !
Rarissimes, car vendus directement dans la rue, les premiers numéros d’Hara-Kiri se négocient entre 800 et 1500 frs chez les spécialistes. Aux sommaires, petit à petit, les signatures de Cabu, Wolinski, Reiser qui accompagnent Fred ou Topor.
Très vite, les autorités piquent la mouche légale. La première interdiction tombe en septembre 1961 par un arrêté signé le 18 juillet.
Une machine à censurer, construite par le gouvernement, et qui lui permettra, en quarante ans, d’interdire dans les 5000 titres!
Sur quelles bases? La scélérate loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Une machine à censurer, construite par le gouvernement, et qui lui permettra, en quarante ans, de museler dans les 5000 titres! La commission, dans le cas d’Hara-Kiri, juge les dessins de Topor « malsains », ceux de Fred « morbide » et taxent d’« absurdes » ceux de Gébé .
Hara-Kiri, dont les ventes atteignent 25 000 unités, en prend pour six mois d’arrêt. L’équipe raille ces « cons boursouflé » (Cavanna dixit, mais 20 ans plus tard!) avec ce billet glissé dans le numéro 10… et bouffent de la vache enragée le temps de retomber sur leurs pattes.
Dès 1962 et sur quatre ans, Hara-Kiri croit… en lui : les couvertures et le ton deviennent plus vachards. A l’automne 1963, Hara-Kiri abandonne les dessins surréalistes de Fred en unes et les rend plus mordantes. (Disons aussi que Fred en a marre d’attendre les paies irrégulières de Choron, se barre pour ne jamais revenir.) La marque de fabrique de Charlie se profile.
A la télé française, le réalisateur Jean-Christophe Averty adore nos provocateurs qu’il mobilise pour son émission « Les Raisins Verts » dès 1963.
Et qui va avoir des problèmes avec les ligues de vertus?
Siné, qui vient de se faire lourder du journal L’Express aurait pu rejoindre nos lascars avec lesquels il partage leur haine du conformisme et des uniformes. Cela ne tente pas l’anar Siné qui les juge trop mous dans leur engagement politique. Il embraie avec SON journal, Siné Massacre, de décembre 1962 à avril 1963. Neuf numéros, neuf procès. Pour « offense au président de la République », « injures ou diffamation envers la police » et « outrages aux bonnes moeurs ». Qui dit mieux ?
Les dites plaintes ont fini au panier grâce à la sympathie d’un juge d’instruction homosexuel, fort sensible au magnétisme de Siné, qui lui demande même de lui dédicacer la revue… (lire l’anecdote dans « Ma vie, mon oeuvre, mon cul », tome 8)
Cavanna et Choron, en novembre 1965, rendent hommage à la revue qui les a inspirés, le fameux MAD américain. Ils en éditent la première traduction française. Il suffit de huit numéros pour se rendre compte que le lectorat ne suit pas. Un coup trop tôt, MAD range sa camisole de farce en juin 1966. Les affaires roulent. Hara-Kiri tire à 250 000 exemplaires. Non, je ne me suis pas trompé d’un zéro : 250 000 exemplaires. Vous la voyez venir, la seconde interdiction? Car notre mensuel reste dans le colimateur de la Commission de contrôle. Un rapport de 1965 utilise les mots « obscènes », « choquant », « mauvais goût » et conclut que les « excès continuent de frôler les limites du supportable ».
En ce mois, juin 66, Hara-Kiri écope de sa seconde interdiction, à l’affichage cette fois, que l’on dit télécommandée par Yvonne, la femme du Général de Gaulle.
Le professeur Choron promet au Premier ministre Georges Pompidou d’être sage…
Gébé et Reiser se joignent à Cabu et Fred dans Pilote entre l’été et l’automne 1966. « Là, on était vraiment dans la rue, explique Gébé en 1997. Goscinny s’est montré très accueillant, très content de nous voir. Content et embêté. Il savait que s’il nous utilisait tels qu’on était, il allait très vite attirer l’attention des commissions. ». L’humour noir s’adoucit pour manger…
Hara-Kiri reparaît dès janvier 1967 avec le logo qu’on lui connaît toujours. Tous les intellectuels du moment – Aragon, Sartre, Queneau – ont paraphé des pétitions pour la liberté d’expression. Le professeur Choron promet au Premier ministre Georges Pompidou d’être sage…
Hara-Kiri rame à retrouver ses fidèles. D’autant qu’on hésite à le afficher en kiosques. Il régate pour vendre 100 000 exemplaires.
A la maison, ces deux couvertures entrent dans mes premiers souvenirs de jeunesse. Avec Tintin et « Le crabe aux pinces d’or » ou « Astérix aux Jeux Olympiques ». Drôle de mélange, hein?
Dans les archives de l’INA, la première trace, très potache, des dessinateurs d’Hara-Kiri/Pilote, en 1968…
http://www.ina.fr/video/I15008812/les-dessinateurs-de-hara-kiri-et-melvin-van-peebles-video.html
Durant les événements de mai 1968, Siné – rejoint par Wolinski, Gébé, Reiser, Cabu, Topor – publie L’Enragé avec l’aide des éditions Jean-Jacques Pauvert. Entre mai et novembre, il sort douze numéros dont certains se vendent à 100 000 exemplaires.
Cette aventure se révèle le laboratoire d’Hara-Kiri Hebdo. Il prouve à Cavanna que le public attend un titre de ce genre. Rageur, carnassier, en prise avec l’actu. Cavanna lance en février 1969, Hara-Kiri formule hebdo, 30 000 exemplaires au compteur.
Inspiré du journal italien Linus, Charlie Mensuel suit, toujours en février 1969. »Charlie », comme le « Charlie Brown » des Peanuts. Rien à voir avec Charles de Gaulle et Yvonne…
Le journaliste Delfeil De Ton assume la rédaction en chef sur 19 numéros. Wolinski lui succède. Les ventes ne décollent pas comme elles le devraient : 15 000, c’est du succès d’estime. Sans plus.
Pourtant, Hara-Kiri, version hebdo, gagne l’estime des confrères. Quelques couvertures pour vous mettre dans l’ambiance… Imaginez qu’elles ont presque un demi-siècle…
Raymond Marcellin, ministre de l’intérieur en 1970, interdit Hara-Kiri Hebdo le 17 novembre. A ce stade, vous avez toutes les cartes en main pour assister à la naissance de Charlie Hebdo…
(à suivre…)
Sources: Images Interdites, de Benard Joubert et Yves Frémion, Syros Alternatives (1989)/ Goscinny, biographie, de Marie-Ange Guillaume et José-Louis Bocquet, Actes Sud (1997).