MERCI MADAME JUSTICE Narcisse Praz vient de passer une sale nuit blanche à Champ-Dollon. On le conduit enfin devant un juge où il comprend qu’il manque vraiment un cerveau aux administrations…
Le jour blêmit au-delà de la fenêtre. Quand m’entendra-t-il, ce juge sans âme ni tripes qui m’a mis au Moniteur Suisse de Police ? A neuf heures ? Ou seulement dans l’après-midi, le sadique ? Le soleil se lève. Non, je ne supporterai pas la vue du soleil. Pas dans les circonstances présentes. Au fait, comment occupent-ils leurs nuits blanches, les gars et les filles qui ne savent pas, ne peuvent pas écrire de poèmes ou des chansons ? La porte est déverrouillée.
Entendu, enfin!
Votre petit déjeuner. Merci. J’ai bien résisté : je n’ai pas mangé depuis l’avant-veille. Monsieur, puis-je vous demander de téléphoner à mon avocat ? Je vais voir. Il referme la porte. Il revient un peu plus tard. Non, Monsieur, mais chez la juge, vous pourrez. La porte se referme. J’attends.
Je me dégourdis les jambes, les bras et l’esprit. Il faut faire quelque chose. Je n’ai plus l’âme à «poéter». Je crois que je n’ai plus d’âme du tout.
Les matons se rincent l’oeil : le libertaire s’en va chez son juge. On jubile.
La clé. La porte s’ouvre. Monsieur, le juge vous attend à neuf heures, soyez prêt. Soyez prêt ? Il veut rire ? Neuf heures, enfin. Corridors. Nuages blancs contre ciel bleu. Portes. Verrous. Hall d’entrée. Les matons se rincent l’oeil : le libertaire s’en va chez son juge. On jubile : pourvu qu’il revienne ce soir. C’est visible, lisible sur leur visage.
Un peu plus cochon que mouton
Menottes. Vraiment, les menottes. Vraiment. Mais… Menottes, Monsieur. Pas de discussions. Fourgon cellulaire. Cinquante centimètres sur cinquante. Grille tout autour. La cage. Le rat en cage. Drôle d’élevage : du fils d’humain en cage, un peu moins que mouton, un peu plus que cochon.
La cour du Palais de Justice. Ça, je connais.
On traverse la moitié de la ville. Je reconnais mal les rues pourtant familières : la lucarne est étroite et bardée de ferraille. La cour du Palais de Justice. Ça, je connais. Menottes. Un jeune Africain titube à côté de moi : il n’a pas dormi de la nuit, ni la nuit précédente. Il a un problème évident d’équilibre. On me ligote à lui : mon poignet droit et son poignet gauche dans la même paire de menottes. Et nous voici traversant cour et corridors pour atteindre les cellules d’attente du Palais. On enlève les menottes, mais on referme la cellule.
Enchaîné au radiateur
Là, l’air est irrespirable : la chaleur. Mon palpitant s’affole. Je heurte. On vient. Je demande qu’on me sorte de là, sinon je «déguille». D’accord, mais. D’accord, mais on me passe les menottes et on m’enchaîne au radiateur. Expérience enrichissante s’il en fut dans ma vie : me voici ligoté à un radiateur.
Je suis le dernier. Enfin, je vais savoir.
Dans la pièce d’à côté, les deux jeunes flics qui sont chargés de notre surveillance jouent au poker et se marrent. Passe une demi-heure. Les deux autres passagers du fourgon cellulaire ont eu la préférence pour être présentés au juge instructeur. Je suis le dernier. Enfin, je vais savoir.
Enfin, j’apprends.
Enfin, j’apprends quoi ?
Enfin, j’apprends : – qu’une convocation m’a été envoyée en bonne et due forme et qu’elle est revenue avec mention : «inconnu». Je sursaute. Inconnu, moi ? A Nendaz ? Mais, j’y suis plus que connu : j’y suis célèbre, tristement célèbre me direz-vous, mais célèbre quand même. Je demande à vois l’enveloppe : l’adresse indique : «Monsieur Narcisse Praz, Haute-Nendaz » !
Non, Monsieur, je n’habite pas à Haute-Nendaz, j’habite à Beuson et je dépends de la poste de Baar !
Et voilà pourquoi j’ai été signalé au Moniteur Suisse de Police ! Parce qu’un crétin de fonctionnaire a demandé à un crétin de flic de l’hôtel de Police (au lieu de s’adresser au Contrôle des Habitants) ma nouvelle adresse depuis que j’ai quitté Genève et le crétin de flic à répondu au crétin de fonctionnaire : «M. Praz habite maintenant à Haute-Nendaz». Non, Monsieur, je n’habite pas à Haute-Nendaz, j’habite à Beuson et je dépends de la poste de Baar ! Première preuve du génie administratif.
Enorme bulle
Alors le juge tente de se repêcher, car la bulle est énorme. Mon avocat – merci d’être venu me prêter main forte ! – sourit. Réconfortant. Le juge :
– Oui, mais, quand cette lettre nous est revenue en retour, un officier de police vous a téléphoné pour vous citer à comparaître.
– Quoi ? C’est faux. Archi-faux !
– Mais si, mais si. Tenez, j’ai là une attestation de cet officier qui s’appelle B. Et qui déclare vous avoir fait part par téléphone de cette citation à comparaître.
– B. ? Mais ça me dit quelque chose, en effet. Un jour, j’ai trouvé sur mon répondeur automatique une fin de message tronqué où ce nom apparaissait, mais le reste du message avait été malencontreusement effacé par une autre communication et je n’avais même pas d’indication de numéro d’appel le concernant. Rien. Je n’y ai rien compris
Ainsi donc, j’apprends que, pour me signaler au Moniteur Suisse de Police, autrement dit pour me mettre à disposition de n’importe quel douanier surdoué et de n’importe quel flic super-zélé, il aura suffi :
– D’une lettre de convocation envoyée à une fausse adresse ;
– D’une prétendue conversation téléphonique qui n’était en vérité qu’un message laissé sur un répondeur automatique, sans qu’on ait pu m’identifier en aucune façon, tronqué qui plus est.
Merci, Madame Justice. Merci, Madame Administration.
(à suivre)