DIALOGUES DE SOURDS Au trou de Champ-Dollon, Narcisse Praz commence à entendre son voisinage. La résonance n’arrange pas la communication. Et nous sommes un Premier Août!
Dormir par terre ? Au fait, dormir ? Vraiment dormir ? A entendre ce qui me vient par la fenêtre, je ne dormirai guère. Une voix de gamin, hystérique, cherche un contact.
Je regarde dehors. J’aperçois l’extrémité de l’arc que forme le bâtiment. La voix vient de là. Le visage est invisible. Il hurle. La résonance empêche la bonne audition. Il se fait rabrouer par les autres prisonniers qu’il importune : ta gueule, ta gueule ! Sa gueule, il ne la fermera pas. Pas de si tôt. Ses quatre murs le rendent fou. Il va hurler ainsi toute la soirée ? Oui. Et commence la longue soirée.
Voix de femme
Je m’aperçois soudain que c’est le Premier Août : les premières fusées, les premiers pétards, les premiers feux d’artifice. Une voix féminine : «Ohé, Guillaume Tell ! Viens nous délivrer !». Un rire. La discussion s’anime d’une aile du bâtiment à l’autre. Ohé, John, tu m’entends ? Un cornet transparent au bout d’une ficelle passe devant ma fenêtre. Dedans, une savonnette.
La résonance. Maudite. Il répète. Elle répète.
La ficelle remonte, vide. Tout à coup, une voix de femme. Elle provient d’au-delà des grilles, d’au-delà des murs d’enceinte déjà illuminés. La nuit va tomber. C’est une voix de jeune fille. Elle appelle : «Antoine !» Une voix d’homme, au-dessus de ma cellule : «Françoise !». La résonance. Il demande : «ça va ?». Elle répond : «Qu’est-ce que tu dis ?». La résonance. Maudite. Il répète. Elle répète. Enfin, on entend la fille qui dit «ouais». Et lui : «Bon, j’ai compris : ça va pas fort». Alors, on se rend compte qu’on ne parviendra pas à établir une vraie conversation : la résonance. Pour de l’intimité, c’est raté. Lui : «Tu sais que ma soeur est partie en Amérique ?». Elle : «Quoi ?». Il répète. Après trois récidives, elle a compris. Ces deux-là sont amoureux. Elle lui crie : «Je t’aime». Il répond : «Qu’est-ce que tu as dit ?». La résonance. Elle le répète deux fois. Alors lui : «Moi aussi, je t’aime».
J’ai un début de grosse émotion. Je ne vais pas me mettre à pleurer, non ?
Suit un long silence. Je me dis : elle est partie, découragée. Au bout d’un moment, lui : «Tu as vu l’arc-en-ciel, hier ?». Alors là, j’ai un frisson dans le dos. J’ai un début de grosse émotion. Je ne vais pas me mettre à pleurer, non ?
Tout Champ-Dollon tient dans cette désespérance-là.
Ce gars. Ce gars, de toute sa journée, n’a rien eu d’autre à se mettre dans l’âme et le regarde que cet arc-en-ciel. Alors, il le crie et le recrie à son amoureuse : «Tu as vu l’arc-en-ciel, hier ?». A la fin, elle lui répond : «Ouais». Ce n’est pas convainquant. Elle ne l’a pas vu, l’arc-en-ciel. Si elle l’a vu, cela ne l’a pas frappée outre mesure. Et moi, je n’entends plus les cris hystériques du gamin enfermé, ni les «ta gueule, ta gueule» qui voudraient l’empêcher de hurler : je n’entends plus que «tu as vu l’arc-en-ciel, hier». Tout Champ-Dollon tient dans cette désespérance-là. Et je j’assieds à ma table couleur vert militaire et j’essaye d’oublier. Je m’obstine à oublier. Souviens-toi d’oublier que tu es là. Ecris. N’importe quoi. Ecris.
3.5 Cage
Fi ! Curieux élevage :
Du fils d’humain en cage ?
Un peu moins que mouton,
Un peu plus que cochon.
On a mis un grillage
Au soleil, aux nuages,
Au rêve voltigeur,
Aux instincts voyageurs.
Tout est sous bonne garde :
L’insolence criarde
Gémit sous les scellés,
La lumière est sous clé.
Et je me couche, J’oublie ce que j’ai aperçu sous les draps. La nuit est venue. Dehors, ça ferraille à mort : le Premier Août, la fête de la liberté.
(ä suivre)