DIVINS MAQUIS Les librairies indépendantes font plus que de la résistance face aux grandes surfaces et à internet. Chacune a ses recettes. Une chose est sûre, elles s’investissent en faveur de la cause littéraire et nettement moins pour la fiche de salaire.
Et voilà que la Librairie du Midi se retrouve, ce 22 avril 2014, sur la RTS au 19 h 30 de Darius Rochebin ! L’établissement, perdu à Oron-la-Ville, dans la campagne vaudoise, aimante les médias. Que diable a concocté sa responsable, Marie Musy ? A-t-elle reçu un auteur sulfureux, condamné par une secte quelconque, lors d’une dédicace dans le plus simple appareil ? Rien de tout ça.
Ma clientèle habituelle s’est intéressée au choix de certains Top10 et m’a commandé ces livres.
Début avril, Marie Musy, via les réseaux sociaux, réclame des photos. Celles qui montrent une pile de dix ouvrages – pas un de plus – qui ont marqué la vie d’une lectrice ou d’un lecteur.
Le temps qu’il faut pour tourner une page et c’est le délire. Dès le 5 avril, sur Facebook, Twitter ou Instagram, les fanas littéraires se paient de bonnes tranches.
Tant de succès éveille l’intérêt des médias… La RTS s’en mêle.
Marie Musy hérite d’une séquence « Sonar » dans le Journal du matin. Puis c’est la Tribune de Genève, puis Espace 2 et ça continue après le 19 h 30 avec un passage sur Radio Nova… Avec un tel buzz autour d’une librairie, Marie Musy a-t-elle vu son chiffre d’affaires exploser ? « Non, répond-elle sans détour, par contre ma clientèle habituelle s’est intéressée au choix de certains Top10 et m’a commandé ces livres… »
Hyper active sur internet, Marie Musy croit depuis dix ans en sa Librairie du Midi. Début 2014, elle l’annonce même « sur orbite » alors que les Payots et autres Fnac crient de plus en plus misère.
Charge et loyer de campagne
Marie Musy justifie la pérennité de son établissement par sa singularité géographique. « Oron, c’est un gros village de 1 200 personnes – 10 000 si on fusionne avec les alentours – donc j’y ai une clientèle potentielle. Mon premier concurrent est à 20 kilomètres et il n’y a pas de Payot sur Palézieux. J’ai un loyer et des charges de campagne. C’est tenable, économiquement parlant. Vous savez, comparé à une grande chaîne, les petits bateaux sont plus faciles à manier que les gros paquebots.»
Disons-le aussi sans fioritures, sa plus-value première, c’est elle !
Disons-le aussi sans fioritures, sa plus-value première, c’est elle ! L’âme que Marie Musy apporte à ses quatre murs. «J’ai toujours tenu à dédramatiser ma librairie. C’est un endroit où l’on peut se marrer, entrer avec des poussettes. J’organise des performances musicales, cela me fait venir 10, 15, 40 personnes. Les habitudes de lecture changent et le numérique ne condamnera pas le livre traditionnel. Lorsque j’étais chez Payot, on croyait que le CD-Rom allait tuer les dictionnaires. C’est le CD-Rom qui a disparu.»
Sa semaine atteint parfois les 55 heures.
Par contre, Marie Musy, elle, est très présente. Sa semaine atteint parfois les 55 heures. Son salaire – qu’elle a « décidé de se payer tous les mois » – tourne autour des 4000 francs.
https://www.facebook.com/pages/Librairie-du-Midi/157142754299889
Dans le milieu, cette Librairie du Midi se révèle un cas d’école. Par sa taille, son implication et ses finances elle croise les destinées de plein d’autres collègues en Suisse romande. La simplicité n’y est pas toujours de mise…
Des stocks très pointus
« Nous avions un client qui était informaticien, un grand spécialiste en programmation, se rappelle le libraire François Pellissier, qui a travaillé dix ans sur Genève. Un jour, il a voulu nous rendre service et développer un logiciel pour nous aider à gérer nos établissements. Deux ans plus tard, il abandonnait, tant les données du métier se révélaient complexes ! »
En 1991, la Suisse bénéficie de 622 librairies contre 540 aux dernières statistiques de 2008.
On l’a beaucoup écrit au moment des débats sur le prix unique du livre, les librairies indépendantes se sont aussi pris de plein fouet les concurrences des grandes surfaces ou d’internet. En 1991, la Suisse bénéficie de 622 librairies contre 540 aux dernières statistiques de 2008. En Romandie, le déclin se marque par 165 établissements en 1998 contre 149, en 2005, engageant 814 personnes. Cela veut-il dire que les salaires ont aussi chuté ?
« Non, nous avons une convention collective, s’exclame Françoise Berclaz-Zermatten, Présidente des libraires de l’ASDEL, Association Suisse des Diffuseurs, Editeurs et Libraires. Un débutant touchera 3 860 francs par mois. Après dix ans de métier, il sera à 4 300. Ce n’est pas beaucoup ? On essaie de monter ! »
Sa réussite passe aussi par une gestion des stocks très pointue.
Ne pas lâcher prise, Françoise Berclaz-Zermatten pratique cette maxime depuis fort longtemps. Sa librairie sédunoise La Liseuse avoue 31 ans au compteur et s’offre une clientèle plus que fidèle. Sa réussite passe aussi par une gestion des stocks très pointue. « C’est un art très subtil. Si l’on achète trop de livres, nous n’avons pas assez de liquidité. Si nous n’en n’avons pas assez, c’est le choix offert qui en pâtit. Les prix du livre se sont stabilisés. Hélas, notre marge a tendance à diminuer alors que les frais généraux restent. »
Amazon, cette acné…
Si les ventes ont diminué de 15 %, en 2011, chez les libraires indépendants, le principal coupable est assez vite désigné.
« Il nous faut toujours lutter contre cette poussée d’acné qu’est Amazon. Avec de bons fournisseurs, performants, 70 % des livres commandés arrivent dans les 24 heures. Au plus tard dans les 48… »
Françoise Berclaz croit au contact direct – « parler pour savoir ce qu’aime la personne » – et bénéficie de l’impact d’un média cantonal comme Rhône FM. « Après une chronique, les gens que cela peut m’amener ! C’est impressionnant ! » Les commandes scolaires arrondissent les fins de mois en automne. Françoise a toujours décidé de suivre son instinct. « Il faut faire les choses à son idée. Vous devenez mauvais si vous essayez de vous caler sur d’autres librairies ! »
« Un vrai apostolat ! »
La singularité ! Nous voilà avec le mot-clé, cinq syllabes fétiches des librairies indépendantes.
Autogérées, spécialisées, détonantes, aucune ne laisse sa clientèle indifférente.
Le moule conformiste, c’est la mort économique assurée.
Veronica et Véronique s’éclatent à Genève, entre le comptoir et les rayonnages de leur café-librairie Livresse. Elles se sont d’abord spécialisées dans la littérature LGBT (Lesbienne, Gay, Bisexuel, Transexuel). « Au début, c’est ce qui a constitué notre clientèle sans avoir un énorme stock », disent-elles.
Leur affaire, Veronica et Véronique l’ont montée au feeling durant deux ans. « Il n’y a pas eu de business plan et nous n’avons pas sollicité les banques. Livresse est une SARL avec des parts sociales qui emploie quatre personnes », confient-elles. Par la suite, elles n’ont pas voulu s’enfermer justement dans le ghetto LGBT. « Nous défendons des auteurs, des romans. Nous personnalisons la façon d’aborder les gens… » En chœur et spontanément, Véronica et Véronique concèdent que « c’est le café qui tient la librairie ! »
Nous pouvons nous sortir un salaire de 5 000 francs mais c’est aussi vrai un apostolat, cette Livresse.
Sans pour autant faire prendre l’ascenseur aux tickets du bistrot. « Nous avons choisi de pratiquer une politique de prix bas pour nos boissons. Nous pouvons nous sortir un salaire de 5 000 francs mais c’est aussi vrai un apostolat, cette Livresse… »
Pour Françoise Berclaz-Zermatten, le concept de café-librairie n’est viable que dans une grande agglomération… Alors, restons-y.
Tenir grâce aux… bibliothèques !
Partons au centre de Lausanne, à la Place Chauderon, où les spécialistes renfilent d’aise en évoquant la librairie Humus.
« Nous avons le plus grand choix francophone dans le domaine érotique. Même à Paris, il n’existe pas un tel catalogue. Cependant, c’est à double tranchant et occulte les autres domaines : le Japon et l’humour », commente le gérant Michel Pennec. « Nous sommes un peu victimes du puritanisme ambiant et certaines personnes, qui passent devant notre vitrine, croient que nous sommes un sex-shop… »
La librairie, depuis deux ans, est tout juste viable, à savoir je ne perds pas grand-chose mais je ne gagne aussi pas grand-chose.
Humus complète son offre par une galerie d’art et une maison d’édition. Des secteurs compartimentés, aux finances séparées, qui peuvent venir en aide à la librairie en cas de manque de liquidités. Pour limiter les dépenses, Michel Pennec commande un seul exemplaire par titre. « Je ne prends ainsi pas de risque mais c’est un véritable casse-tête. La librairie, depuis deux ans, est tout juste viable, à savoir je ne perds pas grand-chose mais je ne gagne aussi pas grand-chose. J’arrive à me payer un salaire à 85 % qui n’a pas changé depuis mes débuts il y a 4 ans. En fait, si la libraire s’en sort c’est grâce aux commandes des bibliothèques municipales, cantonales ou nationales. Sans elles, j’aurais déjà mis la clé sous la porte. »
L’AVS du crime
Il n’y a pas que le sexe, dans la vie des libraires, mais aussi du sang. Kathleen Malcause, à Bex, entretient Le Crime Parfait. Chez elle, on ne trouve que des polars et d’occasion. Un créneau qu’aucune autre librairie n’a pris en Suisse romande. Auparavant, elle gérait une bibliothèque de polars, sur Aigle, une initiative elle aussi unique. « Les médias en ont un peu perdu le Nord. Vous pensez, à 70 ans, une farfelue qui est spécialiste en littérature criminelle, ça attire l’attention ! », appuie Kathleen Malcause.

Elle en garde un réseau d’enfer qui fonctionne encore. « Une dame m’a appelée depuis la Bourgogne pour me vendre sa collection de romans policiers. Elle me les apportera en automne… » Kathleen Malcause dépend des donations ou de ses propres achats.
Heureusement que je n’ai pas de grands besoins et beaucoup de bénévoles qui m’aident.
« Je farfouille sans cesse… » Elle y injecte une bonne partie de sa retraite AVS, soit 1 300 F ! Elle partage le loyer de la librairie avec deux autres partenaires. « Je dois quand même sortir 600 francs par mois. À 4 ou 25 F le livre, il faut y arriver. » La question qui tue – et c’est le cas de l’écrire – part lorsqu’on évoque son « salaire ». « Je pense pouvoir atteindre les 200 francs… Heureusement que je n’ai pas de grands besoins et beaucoup de bénévoles qui m’aident. »
http://www.lecrimeparfait.ch/site/index.php
La reine des négociatrices
Dans son genre, la vie de la libraire Pascale Kamber se révèle un thriller hors normes. Quand elle était engagée par une grande chaîne, Pascale Kamber n’a pas aimé « qu’on lui demande de faire du chiffre ». « On me reprochait de prendre trop de temps avec les clients », déplore-t-elle avant de coller sa démission et se retrouver au chômage. Sa contre-attaque porte depuis 2009 le nom d’Idées-lire. Cette librairie – la seule du genre en Valais – chouchoute vos âmes. Elle se spécialise dans le développement personnel ou la spiritualité.
Elle se perche au 3e étage du bâtiment « le plus moche de Bramois ». Pascale Kamber ouvre une fois par semaine ou sur rendez-vous. Elle arrive à s’offrir ce luxe car elle a développé autour d’Idées-lire des stages, des ateliers ou des conférences. « Je peux me payer 3 500 francs par mois », indique celle qui a mangé durant deux ans « beaucoup de nouilles et de riz » pour y arriver.
Parfois, cela aurait pu passer pour de l’inconscience mais il vaut mieux être fou que foutu.
Contre l’avis de son conseiller ORP, Pascale Kamber choisit de devenir indépendante. Auprès des distributeurs, elle se mue en « reine des négociatrices », et fonce bille en tête. « J’y croyais tellement ! » Elle fréquente les marchés avec un petit stand et une quarantaine de titres avant de trouver ses locaux à Bramois.
Après cinq ans, elle commence enfin à souffler. « Parfois, cela aurait pu passer pour de l’inconscience mais il vaut mieux être fou que foutu. À présent, j’ai même du temps pour tirer les cartes, mon autre passion ».
La magique librairie du futur
Quand une librairie meurt, elle peut avoir plusieurs vies. À Martigny, après un arrêt maladie, Dominique Dorsaz apprend que La Coop veut récupérer l’espace de sa Librairie du Coin. Après 30 ans de métier, la dame se retrouve SLF (sans librairie fixe). Une de ses clientes et amie, Yasmina Giaquinto-Carron lui propose une renaissance. En clair, d’en ouvrir une nouvelle ! Carrément !
Cette prof au centre de formation professionnelle laisse germer l’idée du Baobab dans sa tête. Avec une conviction d’enfer, Yasmina Giaquinto-Carron monte un business plan en 10 jours. Elle rédige une projection de chiffre d’affaires plus que réaliste sur trois ans.
On m’a dit qu’une deuxième librairie, dans une ville de 18 000 habitants, ce n’était pas un luxe.
Un jeudi, elle appelle la Raiffeisen. Le lendemain, à 17 h 30, elle obtient presque le feu vert. « On m’a dit qu’une deuxième librairie, dans une ville de 18 000 habitants, ce n’était pas un luxe. » L’affaire se monte, le Baobab pousse, l’Office valaisan d’aide au cautionnement n’y est pas étranger.
Yasmina se débrouille pour aller chercher elle-même les quinze palettes de son stock initial. Elle loue les services d’une entreprise de la région, dix fois moins chère que celle qui « livre » habituellement. Ce capital de 15 000 ouvrages, elle le met en ligne. « Je gère moi-même mes étiquettes, ce qui me fait aussi gagner 11 à 14 centimes par exemplaire vendu. »
Elle qui enseigne l’anglais se découvre un talent de meneuse et réalise le rêve de « sa librairie du futur », aérée, bourrée d’animations. « Et pourtant Dominique a tout fait pour me décourager. Je lui ai dit que je m’en fichais. Il y avait cette envie de créer un endroit magique… et de faire un pied de nez à la Coop ! » En automne 2014, un an après l’ouverture de son Baobab, Yasmina est devenue la troisième salariée de sa PME.
https://www.librairie-baobab.ch/
Joël Cerutti
NB: La majeure partie des photos illustrant cet article viennent des sites ou des pages Facebook des établissements cités.
Une version de cette enquête est parue dans le magazine PME d’octobre 2014.
Ouf! le constat est plutôt positif