O SOMBRE HEROS   Dans un numéro spécial, le journal Fluide Glacial « rend hommage » aux Idées noires. Franquin, humaniste, était anti-militariste, anti-clérical, anti-chasseur, anti-corrida, anti-nucléaire. Comment, dès lors, ne pas être pro-Franquin? Entre hommages, études et interviews, ces pamphlets dessinés prennent une autre dimension. Et surtout pas une seule ride!

Rien ne fait autant vibrer Thierry Martens, rédacteur en chef du journal Spirou, que la publication des maquettes du Messerschmitt 262 MR, un avion nazi qu’il qualifie de « merveilleux appareil ». Son prédécesseur, Yvan Delporte, avait perdu sa place en 1969 car il avait osé, lui, se moquer des publicités en faveur de l’armée. Entre les deux hommes, comme un abîme de pensées. De temps à autre, les rigolos possèdent des ressources insoupçonnées. Passant au-dessus de Thierry Martens, avec son ami André Franquin, Delporte persuade l’éditeur Charles Dupuis de glisser un supplément « pirate » et « irrévencieux » dans le trop sage Spirou. Cet enfant dans le dos des conventions (et de Martens!), ils le baptisent Le Trombone Illustré et sa conception se passe dans la cave même du journal! Côté underground, y’a pas mieux!

Franquin s’y lâche avec ses premières « Idées noires ». Certains de ses mentors ne le reconnaissent plus et viennent le sermonner. « J’ai vu Joseph Gillain, dit Jijé, gronder Franquin pour oser se moquer des ecclésiastiques (un évêque marrant faisait partie du générique dans les titres du Trombone). J’ai vu ce jour-là Franquin un peu rougissant, les doigts enchevêtrés, devant les yeux froncés de son père spirituel. « Enfin, André! On ne se moque pas de la religion! », se rappelle Frédéric Jannin. Jijé – qui a dessiné la bio de Don Bosco et Les belles histoires de l’Oncle Paul – ne comprend le virage persifleur des années septante. Lors de la sortie de L’Echo des Savanes, il insulte Gotlib en ces termes: « On n’a pas le droit de faire ça! Au restaurant devant des frites, des moules et de la bière, sur une nappe en papier, oui, mais pas dans le travail! » Gotlib reçoit, par contre,  des félicitations de Franquin. « Il s’était marré comme une bête! » Entre temps, Gotlib quitte L’Echo, fonde Fluide Glacial et courtise Franquin qui cède à cette tentation, le temps de quelques planches avant de s’embarquer dans la courte saga du Trombone Illustré (vous avez vu cet art de l’ellipse pour retomber sur mes pattes!?). « Courte » (30 numéros joués) car notre Trombone déclenche des couacs. « Au bout d’un moment, paraît-il, l’éditeur recevait des tonnes de courriers des parents des lecteurs de Spirou, l’amenant à dire « arrêtez vos cochonneries, on n’est pas dans un journal pornographique », alors que c’était d’une gentillesse », constate Gotlib. Qui sollicite alors Franquin « avec beaucoup de véhémence » pour que les Idées noires se poursuivent dans Fluide Glacial. « Il a collaboré deux ans et demi avec nous, nous livrant sa planche, en grand pro et avec une régularité d’horloge. »

Le reste appartient à l’histoire de la BD, les Idées noires figurant au Panthéon des Classiques Qui Résistent Aux Outrages du Temps (indémodable, en résumé). Le numéro spécial qui sort ces derniers jours « Il était une fois Idées noires, un regard humaniste sur la folie du monde » reprend quelques histoires marquantes. Surtout, des interviews diverses démontrent l’immortalité de leur portée et cassent d’autres idées – les reçues – au détour de certaines phrases. Sa fille Isabelle se refuse à entrer dans l’image du « clown triste » qu’on prête à son papa Franquin. « La barbe avec ça… C’est vraiment un cliché nul… Mon père n’était pas un dépressif chronique, il faut bien qu’on se mette ça dans la tête. » Indigné, en empathie avec les victimes d’un monde atroce, sensible et se protégeant avec le « kit de survie » qu’est le rire, ça, oui! « Quand il se marrait dans un resto, il faisait péter toutes les vitres! », complète Gotlib.

En dehors de Spirou puis de Gaston Lagaffe, ce numéro rappelle les engagements d’André Franquin au cœur de médias alternatifs comme Pour – dès 1973ou l’ONG Amnesty International. Au grand dam de son épouse Liliane, Franquin, pote avec Cavanna, achetait et lisait Charlie Hebdo toutes les semaines. Pourquoi s’étonner, dès lors, que ses Idées noires dézinguent ce qui porte un uniforme (les militaires), une besace (les chasseurs) ou un habit de lumière (les toréros)? « A dire vrai, je ne suis en fin de compte anti rien du tout, même si je suis intimement convaincu que les personnes vraiment civilisées devraient être prises de vomissements à chaque fois qu’elles aperçoivent une machine de guerre (…). Bien souvent, la glorieuse histoire de nos cultures si civilisées ne repose sur rien de plus qu’une succession de massacres effroyables. Il suffit de lire la Bible (…). Pour moi, une religion, c’est une secte qui a réussi. C’est bramer en regardant le ciel vide. Ceux qui sont de l’autre côté de la Terre font la même chose en regardant dans l’autre sens. Ça les a emmerdés, le fait que la Terre soit ronde! (…) Je crois que les Idées noires étaient toujours faites pour faire rire, mais avec méchanceté. (…) Je ne suis pas un humoriste, je suis un con, tout à fait normal, qui essaie de rigoler parce qu’il en a besoin. » Ces précisions, vous l’avez deviné, viennent de Franquin himself, interviewé dans des fanzines presque confidentiels que synthétise Gérar Viry-Babel, toujours pour Fluide. N’ayons jamais peur de certains mots: le trait de Franquin – comme celui de Reiser – confine au génie. Presque quarante ans après la germination des Idées noires, cette nouvelle visibilité relève quasiment de l’utilité publique.

Joël Cerutti

PS: Il existe un site totalement dédié à l’exégète des Idées noires: http://ideesnoires.free.fr/

PPS: Fouinant comme d’habitude sur YouTube, je suis tombé sur ces adaptations animées des Idées noires. Elles n’ont pas été réalisées avec l’assentiment des ayants droit, leur auteur le précise et demande de ne pas lui en vouloir. Je vous les partage:

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