TERRE A TERRE   Marché plus que porteur, le bio dépasse en 2014 les deux milliards. En Suisse romande, beaucoup de producteurs hésitent à franchir le pas. On y gagne plus que dans des exploitations «classiques» mais il ne faut pas compter ses heures. Enquête dans plusieurs canton dont le Valais.

C’est en tutoyant la mort que Franck Vidal a décidé de vouvoyer la Terre. Et de s’investir dans le bio depuis Belmont-sur-Lausanne. Bien avant, à 22 ans, il avait fondé la première de ses huit entreprises. Puis, quelques décennies plus tard, il se brise un poignet. Un banal accident qui se mue en cauchemar : staphylocoque, une semaine de coma, treize opérations. Lorsqu’il émerge de ce marasme, Franck Vidal vend son centre d’appels à Madagascar ou son atelier de gravures en Allemagne. «J’ai décidé d’être un agitateur d’entreprises et d’entrer dans une logique durable pour notre monde…»

J’enseigne aux gens qui veulent se lancer dans cette branche une vraie logique de start-up.

Depuis, il vit, il pense, il rêve bio avec les deux pieds solidement ancrés au sol. «J’enseigne aux gens qui veulent se lancer dans cette branche une vraie logique de start-up. Beaucoup n’ont pas une approche très économique dans ce domaine. Leur premier réflexe est de se demander qui va les subventionner ! Alors, je leur montre comment devenir autonome financièrement. Dans certains cas, je peux être partenaire, investir dans le projet. Ce n’est pas un coup de main que je leur donne mais un coup de pied !»

Equilibre vite atteint

Des gnons, Franck Vidal en a reçu du destin. A certains moments de sa vie, il s’est retrouvé SDF à dormir debout dans des cabines téléphoniques. «J’ai cassé plus que les autres, c’est ça qui donne de l’expérience.»

Franck Vidal ne se contente pas de prodiguer des conseils. Il les met en pratique. Son affaire de traiteur bio a été rentable après huit mois d’activité. A présent, il s’investit dans la distribution de Croquettes Bio pour chiens ou chats. «Je pense que je vais atteindre le point d’équilibre au printemps 2015.»

En dehors de Common!future, sa Coopérative des Conseillers en Environnement, Franck Vidal a ciblé ses efforts. «Avec ces croquettes, il est parfois inutile d’aller chez les vétérinaires qui sont de toutes façons liés avec de grandes marques. Mieux vaut viser des toiletteurs, certaines pharmacies ou, évidemment, des magasins bios. Il y a un énorme travail de management et de marketing à faire dans ce domaine, de façon gloable. Car on arrive toujours au même constat : les Suisses ne savent pas assez se vendre. On doit faire connaître le développement durable et chacun reste encore trop dans son coin.»

http://www.commonfuture.ch/cf-cms/index.php/fr/homepage.html

 Une méchante tornade

En regroupant les individualistes, le bio n’a plus rien d’un marché de niche. En 2014, il a dépassé pour la première fois les deux milliards de nos francs, contre 1,6 milliards quatre ans plus tôt, un chiffre qui avait déjà augmenté de 6% par rapport à 2009.

Prenons le blé bio, on doit en importer le 70%.

Le 11% de producteurs estampillés bio dans notre pays ne satisfait, et de loin, pas à la demande «indigène». Prenons le blé bio, on doit en importer le 70%. Ce n’est plus du vent en poupe mais une méchante tornade de consommation ! Et pour quel type d’acheteurs ? Ici, le cliché du couple aisé qui part en Porsche Cayenne au plus proche marché bio se base sur une réalité certaine.

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L’Office fédéral de la statistique (OFS), entre 2006 et 2011, a voulu en avoir le cœur net. Il a sondé le portefeuille de 19 653 familles dans une vaste Enquête Budget Ménage (EBM). Il en ressort que la part dévouée au bio se situe en moyenne autour des 8%. Si l’on se plonge dans les colonnes, on remarque que le bond le plus spectaculaire vient de la partie «légumes» qui grimpe de 9,26% (2006) à 13,57% (2011). Ce qui nous fait une somme de 23, 39 frs par mois.

Ce n’est pas le bio qui est trop cher. Ce sont les autres produits qui sont trop bon marché !

L’OFS aime les décimales et, un peu, enfoncer les portes ouvertes. Benoîtement, il vous livre une lapalissade économique évidente. Un couple qui gagne 12 924 frs par mois mettra plus de bio dans son assiette que celui dont le salaire se situe à 4827 frs. La probabilté d’achat sera de 67,3% plus haute…

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Cette disparité sociale, Manuel Perret, de BioConsommacteurs, en convient. Mais il a une réplique cinglante qui pare ce constat. «Ce n’est pas le bio qui est trop cher. Ce sont les autres produits qui sont trop bon marché !»

 La Suisse romande en retard

 Ce samedi d’automne, à Morges, ce président distribue ses prospectus depuis le stand de BioConsommActeurs. Il milite, la barbe au vent, habillé d’un grand tablier immaculé.

«Nous nous battons pour favoriser les circuits courts de distribution, la vente directe, et les petits magasins. Notre boulot, c’est vraiment ça, la filière de proximité. Nous commençons à faire de la promotion coordonnée. Nous devons faire des efforts de communication positive», observe-t-il. Manuel Perret «peste» devant le retard que nous avons pris envers nos voisins d’Outre Sarine qui «ont une perception différente de la question environnementale». Alors, il se décarcasse.

Nous voyons la liste de nos partenaires s’allonger.

Cet automne, BioConsomActeurs avoisine les 2000 membres. Magasins ou fournisseurs, plus de 90 partenaires jouent le jeu, ces 26 et 27 septembre, entre Vaud, Genève, Fribourg, le Jura, Neuchâtel ou le Valais. «Dans le cadre d’Action Bio Romandie, ils accordent encore 3% de rabais… Et nous voyons la liste de nos partenaires s’allonger. Aux 43 commerces déjà inscrits s’ajoutent 25 partenaires supplémentaires.»

http://www.bioconsommacteurs.ch/

 Leasing pour gros tracteur

 Certains prospectus à disposition, ce jour-là à Morges, évoquent un peu «La Petite Maison dans la prairie». Dans les «Arguments en faveur l’agriculture biologique», le dépliant vous détaille la mutation totale des champs bios.

Il y aura 25 à 44% d’oiseaux en plus au-dessus et 50% de vers de terre en bonus au-dessous. Les plantes sauvages sont neuf fois plus présentes en l’absence de pesticide. A 64%, les agriculteurs bios se déclarent plus «heureux» qu’avant.

Cédric Cheseaux en fait partie.

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Pourtant, comme bien de ses collègues, la décision s’est révélée autant épique et ardue qu’un chardon qui pousse sur ses exploitations reconverties.

A un moment, dans l’agriculture traditionnelle, on ne travaille plus que pour payer le leasing du gros tracteur.

«Il faut arrêter avec la peur. Dont celle de ne pas boucler les comptes, vous dit-il, les yeux dans les yeux. A un moment, dans l’agriculture traditionnelle, on ne travaille plus que pour payer le leasing du gros tracteur. Au niveau des investissements, on arrive à un point de non retour… » Aux chiffres rouges s’ajoutent des problèmes de santé…

«Pour ma part, j’ai arrêté d’employer certains pesticides car je saignais du nez ou je ne dormais plus du tout après leur utilisation. Cela interpelle !»

 De la qualité et moins de rendement

 Cédric Cheseaux met du bio dans son exploitation, ce qui ne se fait pas d’un coup de baguette magique. La mue prend deux ans. «Lorsque j’ai franchi ce cap, vous êtes tout seul, vous devez croire en vous, parfois même contre l’avis de votre famille. Pour beaucoup d’agriculteurs, le choix du bio n’est pas encore assez clair dans leurs têtes. Toute leur éducation a été basée sur le rendement et pas sur la qualité. Je ne peux pas les culpabiliser, j’ai été comme eux…»

Vous allez économiser 50% de votre budget sur les engrais.

Des spécialistes ou d’autres paysans peuvent accompagner cette mue. Et ils ont de sacrés arguments économiques qui apaisent certaines réticences. Mauvaise nouvelle, le rendement de votre exploitation baisse de 20%. Voilà pour ce qui inquiète de prime abord. Allons vers des horizons plus radieux.

Vous allez économiser 50% de votre budget sur les engrais et 95%, voire 100%, sur les produits phytosanitaires. Côté énergie, là aussi, la facture se révèle nettement moins salée. Entre 30 et 50% en moins par ha, soit 15 à 25% d’économie par kilo de nourriture produite.

Cela ne vous suffit pas ?

Céline Correvon, de la Fondation rurale interjurassienne s’est adonnée à des calculs bien plus précis. En se basant sur des exemples réels, elle a imaginé une exploitation «lambda». Ses 53 ha se situent en zone de plaine, elle produit du lait et des grandes cultures. Céline Correvon effectue ensuite des projections. Soit la ferme reste dans le traditionnel ou alors elle passe totalement au bio.

Cette dernière solution s’avère plus rentable !

La «classique» arrive à des prestations totales et annuelles de 312 774 frs. La bio atteint les 581 764 frs. En revenus horaires, le conventionnel paie 23 frs de l’heure contre 45 du côté «vert». Au passage, les paiements directs amènent plus de manne lorsque vous êtes bio : 163 026 frs, soit 58 000 frs de plus qu’une ferme «normale». A l’échelle Suisse romande, l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FIBL) estime des revenus plus élevés de 5 à 9000 frs par an pour une ferme adepte des «mauvaises herbes»…

Des petites mains au panier

 En résumé, vous cultivez moins, mieux avec souvent de nouvelles variétés. La vente au détail vous offre une relation directe avec le consommateur. Celle qui a de plus grands volumes tend à équilibrer vos comptes.

Il existe d’autres formes de collaborations avec vos clients comme l’agriculture contractuelle de proximité. «Le consommateur engage un producteur et signe un contrat qui lui donne accès au produit en fonction de la somme versée à l’avance», résume Manuel Perret. En gros, nous sommes à 5000 contrats passés et 80 exploitations concernées (chiffres de 2011).

Parfois, je reçois des téléphones où les gens ne reconnaissent pas les légumes que j’y ai mis !

La forme la plus connue de cette pratique passe par des paniers bios achetés chaque semaine auprès d’un fournisseur. «Avec les Paniers du Bisse, nous avons été les premiers, en Valais, à nous lancer dans ce créneau. Parfois, je reçois des téléphones où les gens ne reconnaissent pas les légumes que j’y ai mis ! Pour certains, comme des barbes de capucin, je peux comprendre. Quand il s’agit de carottes, je me pose des questions !», dit Lionel Favre en automne 2014 (il vient d’annoncer la fermeture de son exploitation début mars 2016).

Sur son site, il glisse des recettes (http://www.panierdubisse.ch/Navigation/accueil). Il sait que les puristes se montrent plus que pointilleux. «A un Noël, j’ai glissé dans le Panier du kiwi, en production locale, puis des oranges et des mandarines bios qui venaient d’un producteur de Sicile. Je me suis fait gravement remettre à l’ordre dans un mail… » Lionel Favre ne le cache pas, ses paniers représentent une part importante dans le chiffre d’affaire de son exploitation bio.

Tarifs jamais négociés

La Potagère

Pour certains commerces – qui achètent directement aux producteurs – ils représentent leur survie. A La Potagère de St-Pierre-de-Clages, immortalisé en octobre 2014 par l’émission «Passe-moi les jumelles», les Paniers de la Santé et du Bonheur garantissent des revenus vitaux.

http://www.rts.ch/play/tv/passe-moi-les-jumelles/video/la-potagere-aux-petits-oignons?id=6230755

Sans eux, Jean-François et Marie-Cécile Buchard auraient mis la clé sous la porte depuis longtemps.

«Les grandes surfaces vendent les marchandises aux prix où je les achète aux fournisseurs avec qui je ne négocie jamais les tarifs. Chez nous, on ne doit plus réfléchir en termes de chiffre d’affaire mais de rendement. C’est au centre de notre philosophie de travail», témoigne Jean-François Buchard.

Cette approche commerciale se paie par trois seuls jours de vacances pris depuis 1977 et dix-huit heures de travail quotidien. Quand on a eu comme clients l’Abbé Pierre, le Dalai Lama, Johnny Hallyday ou Zidane, cela met du baume sur le cœur.

(www.lapotagere.ch)

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Dans la famille de Cédric Cheseaux, depuis qu’il s’est mis au vert bio, on pète la forme.

«Lorsqu’on réinvente son assiette, la facture médicale devient nettement moins élevée. J’ai six enfants, ils n’ont pas besoin de voir ni le pédiatre, jamais le médecin.» On pourrait appeler ça des économies indirectes.

Joël Cerutti

Cette enquête a été livrée en octobre 2014 pour le mensuel PME Magazine. Elle a été relue, complétée, illustrée pour cette nouvelle parution.

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