FATALITAS Ça boucle, les journaux. Ça éjecte les « vieux » des rédactions. Ça menace constamment de fermeture. C’est le monde joyeux de la presse romande Pourquoi faudrait-il que ça change ? Toi, journaliste licencié, voici sept conseils pour ne pas contrarier les grands groupes avec des projets concurrents. Ils pourraient te réengager, hein, on ne sait jamais !?
Tu fais partie des charrettes passées, présentes ou futures de Tamedia ou Ringier ? Au moment de ton licenciement – si pudiquement annoncé par mail – tu as envisagé quoi ? Le gaz ? Devenir attaché de presse ? Les barbituriques ? Postuler comme porte-parole d’une holding ? Le Pont Bessières (proche de L’Illustré, un symbole !) ? Te reconvertir en patron de bistrot ? La lame de rasoir ? Tu pourrais avoir des idées nouvelles ? Quelle horreur ! La prédestination du journalisme romand, c’est l’acception d’une règle établie par plus haut, un Ordre Supérieur de Zurich.
1 – Garde un profil bas, des fois que…
Tes cheveux gris – qui coiffent tes années d’expérience sur l’échelle salariale – ruinaient tes patrons d’Outre-Sarine. Ils ont rasé gratis, ces dernières années, et la tonte n’est pas finie. Pour le moment, toi, trentenaire, tu ne risques rien. Tu serreras les fesses devant les charters d’étudiants, de stagiaires payés des cacahuètes qui squatteront ta newsroom. Et puis, lorsque les robots capables de rédiger des articles, seront au point, ta question sera réglée. Cela te révolte ? Garde un profil bas !
Certains « vieillards » – une fois licenciés – se voient proposer de rédiger à la pige. Ce qui ne coûte plus un bras mais un petit doigt aux merveilleux gentils éditeurs. Accepte ! Tu seras à nouveau mûr pour réaliser de l’info low cost, de l’enquête M-Budget, de l’article « Prix Garantie ». La vraie économie réside dans le moindre lilliputien centime épargné.
2 – Continue à servir de la soupe lyophilisée
Dans la configuration actuelle, les grands groupes t’expliquent que la soupe lyophilisée pas chère, chimique et sans produits goûteux du terroir, convient aux palais des lecteurs romands. Les quotidiens courent après les délais avec des effectifs maigrichons pour couvrir l’actu. Certains hebdomadaires régionaux passent des annonces cherchant des journalistes amateurs pour traiter l’info du coin. Ne te dis surtout pas qu’il y aurait une place à prendre avec le slow journalisme, un autre rythme, des sujets qui sortent de la bouillasse ambiante, des rencontres avec des vrais acteurs et pas celles et ceux que l’on subit par solution de facilité et carnet d’adresses pantouflard. Cultive l’acquis conformiste, ça plaît ! Une tasse, de la poudre, de l’eau tiède, et personne ne reste sur sa faim.
3 – Évite de parler de la Romandie
Tu t’accroches ? Tu t’obstines à vouloir quand même te lancer dans l’aventure de ton propre média ? Tu aurais peut-être repéré un créneau dans le point deux, aborder la Romandie autrement. Calme-toi. En fait, tu as cerné une cible d’achat. Tes futurs sujets doivent se situer EN DEHORS de la Suisse romande. C’est une mode, depuis quelque temps. Le must veut que l’on dédie 80% de son sommaire aux problématiques de l’autre bout du Globe. Inverser la tendance, s’essayer à des regards croisés, des échanges de vues plus équilibrés, ouvrirait des perspectives intéressantes ? T’ES FOU ? FAUT PARLER LE MOINS POSSIBLE DE LA ROMANDIE ! JE M’ADRESSE À UNE PROTHÈSE AUDITIVE EN BATTERIE FAIBLE, OU QUOI ?
4 – Ne regarde pas d’autres exemples
Marc Münster, « arpenteur inlassable de la twittosphère (@Munsterma) et de sa planche à repasser » émet, dans Le Temps, une opinion des plus fondées. « Dans ce microcosme, la concurrence est rude, les critiques fortes, les langues fourchues, mais rarement sur le devant de la scène. Si un journaliste se permettait de critiquer la politique d’un autre titre, ou l’article d’un collègue, ce ne serait pas considéré comme une critique constructive mais comme l’attaque déloyale d’un concurrent; pour certains, ce serait leur carrière qui pourrait en pâtir, le nombre d’employeurs dans la branche étant restreint. Bref, l’omerta règne et comme on l’a connu dans la médecine, la culture de l’erreur est peu développée, ce qui fragilise l’esprit d’innovation. »
Ce qui signifie que tu as le droit de n’en penser pas moins tout en le gardant pour toi, dans ton coin. N’observe pas d’autres métiers, menacés comme le tien, qui se battent. Ne prends pas exemple sur les librairies indépendantes, laminées par les grandes chaînes ou les ventes par internet. Qu’ont-elles osé faire ? Elles se sont spécialisées, ont mélangé leurs rayonnages avec d’autres approches qui ont consolidé ou renouvelé leur clientèle. Reste comme tu es, c’est trop tard pour changer. Tu as des millions de concurrents sur les réseaux sociaux, ta plus-value professionnelle ne pèse plus rien. Ikea, c’est tellement plus chouette que l’ébénisterie. Les meubles durent moins longtemps, se jettent plus facilement.
5 – Coule-toi dans un moule financier classique
Côté patates, pépètes ou nerf de la guerre, des collègues suggèrent des aides venues de l’État, de bourses ou autres Fondations. C’est sûr, ils te payeront pour que tu enquêtes, en toute indépendance, sur leurs gestions des fonds publics ! Le financement participatif, tu remarques que chacun s’y met, à vouloir taper dans le mécène citoyen. Ça marche sur des propositions alternatives, des trucs hors cadres, inconcevables pour toi !
Oui, oui, oui…
Tu pourrais monter une coopérative journalistique. Avec une plate-forme commune, autorisant tous les supports, où le lecteur achèterait ce qui l’intéresse, où chaque collaborateur percevrait le fruit direct de son travail.
Oui, oui, oui…
Chacun y aurait la liberté de mettre son travail avec une maintenance technique et surtout pas de chefaillons. Tu as conscience que cela aurait quasiment des relents d’anarchisme ? Tu refuserais un moule, solide, testé, approuvé par tes anciens patrons.
6 – Pense binaire, ça calme ton cerveau
Explicite, Boxsons, Les Jours : la presse française se réinvente. Un flux d’infos sur les réseaux sociaux, des podcasts uniques, des reporters qui assurent leurs « obsessions ». Ben, c’est LEUR problème. Chez nous, quoi de mieux que le binaire : imprimé/site ? On reste fort en qualité suisse pour lancer le moins d’échanges entre ces deux possibilités ou tester mollement des expériences qui préfigurent la fin de leur version papier. Certains, par malheur, innovent avec de la Réalité Augmentée. Il leur resterait à appliquer un peu plus le créneau du point deux.
7 – Boucle-toi dans ta Tour d’Ivoire (et jette la clé)
Je me rappelle des hurlements syndicaux lorsque, dans un quotidien français – Libération – la proposition avait été émise d’ouvrir la rédaction. Lors d’une millième crise interne – suite à la chute des ventes – il y avait eu un concept immonde. Les patrons suggéraient de la transmuer en un endroit favorisant les rencontres. Tu images ce bordel ? Se mélanger, quitter la quiétude de l’écran plat, ouvrir la Tour d’Ivoire ! Pourquoi pas, pendant qu’on y est, des Journalistes Cafés, des Médias Food Truck, des Boîtes d’échanges d’Infos, des directs live depuis des endroits où la main du clavier d’un journaliste n’a pas posé la semelle !? On ne va pas aller se perdre dans des coins paumés où – grâce à la Convergence – même la RTS ne met plus les pieds. Eux aussi, ils ont tout compris. Moins ça douille, moins ça bouge, plus tu te conformes aux normes des chefs nationaux, plus ça rationalise. L’honneur de l’immobilisme reste sauf.
Joël Cerutti
PS : Et ne te mets surtout pas à lire des journaux comme La Cité, La Couleur des Jours, Sept, Le Courrier, Bon à Savoir, Vigousse, Moins, etc… Ton cas pourrait être désespéré. J’espère au moins que tu ne les as pas achetés, tu pourrais leur suggérer des Etats Généraux Concrets.