DURANT L’APOCALYPSE, LE BAR RESTE OUVERT (Chronique) Le journalisme ne sert plus à rien? Le président turc Recep Tayyip Erdogan pense le contraire et verrouille 82 organes de presse. Une «belle» leçon de motivation!
Durant l’Apocalypse, les doutes affament mes motivations. Comme un menuisier consterné par les termites qui bouffent ses poutres, «Comme un enfant aux yeux de lumière/Qui voit passer au loin les oiseaux» (euh non, ça, c’est autre chose), il arrive que l’énergie faiblisse chez le journaliste. Que je suis. Depuis trente ans cette année (oui, je sais, je ne les fais pas). Le «Ah quoi bon?», le coup de blues devant le clavier, le coup de mou face à au clavier QWERTZ. «Rien ne bouge, la prose est stérile et plus personne ne lit. Je vais faire comme Patrick Nordmann, me mettre en semi-retraite-hibernation et regarder gambader mon chien…» (C’est juste pour voir s’il lit mes billets, je vous dirai le résultat du test.)
Et puis le président Recep Tayyip Erdogan, est arrivé.
Sans se presser.
Depuis 2014 qu’il squatte le pouvoir en Turquie. Disons même 2003 en tant que Premier Ministre, il s’est donné le temps. Le président Recep Tayyip Erdogan, si bien aimé, est donc arrivé, avec sa moustache courroucée par une tentative si foireuse de coup d’Etat que même Justin Bieber pourrait se poser des questions dessus. (C’est aussi pour contrôler si Justin et ses fans sont adeptes de cette chronique.)
Tout défrisé, le président Recep Tayyip Erdogan, il a retroussé ses manches et montré de quel bois il se chauffait. Une sacrée fournaise, je dirai. Au trou, les opposants! Voici deux jours, il a fermé 25 quotidiens, 16 chaînes de télévisions, 23 stations de radio, trois agences de presse. Il a frappé d’interdiction 29 éditeurs, déjà incarcéré 42 journalistes et délivré 47 autres mandats d’arrêts. Pas question non plus de plaisanter sur le président Recep Tayyip Erdogan, il a lancé 2000 poursuites pour «insultes au chef d’Etat».
Quant à l’information via Facebook, Twitter ou YouTube, elle se montre capricieuse. Pas terrible, le wifi, en Turquie, la connexion mériterait de meilleurs réseaux. C’est sans doute pour ça que cette nation se positionne au 151e rang (sur 180 pays) dans le classement sur la liberté de la presse.
Vous savez quoi ? Le président Recep Tayyip Erdogan, depuis ce mercredi, il m’a boosté! De par ce muselage, il redonne des lettres de noblesse à mon job. Une telle purge parmi les reporters turcs, cela montre que le pouvoir redoute les mots, la communication. Qu’on nous lit encore! Que les enquêtes comptent! Que l’ouvrir peut vous enfermer! Eh oui! Tout cela donne de la vigueur, et même à des nouvelles autres que crapoteuses car il y aurait comme un effet positif à pratiquer mon métier. Ceci dit…
Quand ils auront quitté leurs cellules et leurs barreaux, les journalistes turcs se tiendront-ils à carreaux? Disons que la plupart des patrons des grands groupes de presse mangent à la même table que le président vénéré Recep Tayyip Erdogan. Ce qui devrait limiter les investigations… A part quelques irréductibles têtes brûlées, d’autres se mettront à délivrer de la «vraie» info, des pleines pages sur des peoples avec leurs petites misères si proches de nous, ces faits si divers dont les grandes louches servies finissent par occulter l’essentiel, ces constats économiques désastreux qui nous rendent tant calmes d’avoir la chance de travailler pour un paternel patron.
Avec une telle pratique, les journalistes turcs rejoindront en qualité bon nombre de titres de notre presse démocratique. Une vraie osmose.
Joël Cerutti